lundi 22 août 2011

Le masque

version papier du "masque", disparu de mon blog;promis à un petit cousin, installé sur le sol guyanais.


La pluie froide de novembre avait assombri le ciel ; on aurait dit qu’il faisait nuit.

Pourtant l’horloge de ma cuisine ne marquait que trois heures de l’après-midi. Nous étions mercredi et j’avais décidé d’astiquer une bassine de cuivre. J’avais déplié un journal sur la table quand la sonnerie de mon pavillon retentit…

J’habitais alors Paris, dans le seizième arrondissement, pas très loin du bois de Boulogne. Je n’attendais personne. Je me dirigeais vers la porte d’entrée, une énorme et lourde porte d’entrée, en chêne massif, vitrée dans sa partie supérieure, avec du verre cathédrale épais. Au-travers je ne pouvais que distinguer la silhouette massive d’un homme sous un parapluie noir, qui s’abritait sous la marquise.

Lorsque j’ouvris la porte, je vis devant moi un homme au visage fatigué, mal rasé et dégoulinant de pluie…Je me rendis compte qu’il avait déployé le parapluie que nous laissions à l’entrée. Son visage pourtant ne m’était pas inconnu. Je faisais fonctionner ma mémoire à toute vitesse, remontant le temps. Il me regardait avec des yeux de chien battu. Mais où avais je bien pu voir cette tête ? Je le dévisageais et lui me regardait comme si nous nous connaissions, l’air implorant. J’en étais là de mes réflexions lorsqu’il ouvrit la bouche :
-« Bonjour, Mary ! »
Et là…, le déclic ; bien sûr que je le connaissais.
-« Bonjour Jean–Louis me surpris-je à lui répondre.

J’avais du mal à le reconnaître ; il avait changé. Les traits de son visage étaient tirés, comme s’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours. Lui qui était toujours bien habillé, chic, portait un jean sale et une veste froissée. Le col de sa chemise beige avait une couleur douteuse. Et il émanait de son corps une odeur forte de transpiration qui arrivait à couvrir le N°5 de Chanel que j’avais mis le matin même.

Je l’avais connu quelques quinze ans auparavant, alors que j’enseignais en Guyane. Il avait débarqué un jour, à l’aérodrome de Maripasoula et avait pris une chambre chez Nana. Je le voyais passer tous les jours, s’arrêter devant chez moi, au petit bureau d’Air Guyane. Il attendait du fret que devait lui monter le Twin–Otter. Le département recherche du musée du Louvre lui avait octroyé une bourse de recherche, sur les Indiens qui vivaient près des Monts Tumuc-Humac.

Comme il était seul, je l’avais invité à venir se joindre à un de nos repas. Nous avions sympathisé et il était revenu souvent, nous voir à la sortie de mes cours. Nous passions de longues heures à parler de sa passion, l’ethnologie. Il racontait des histoires pendant de longues heures. Et nous l’écoutions alors que la nuit tombait.
Toujours vêtu d’un costume beige, en toile légère, il me donnait chaud. Nous étions le plus souvent en short et débardeur, alors que lui portait toujours cravate.

De le voir là sur le pas de ma porte, dégoulinant de pluie m’avait tout simplement ramené en arrière. Je l’invitais à rentrer, il ne se fit pas prier. Je le conduisis à la cuisine. Je lui proposais alors de passer à la salle de bain pour se plonger dans un bain chaud… et de se raser.

Lorsqu’il revint, je le retrouvais comme il y a quelques années. Il s’installa devant le café fumant que je venais de passer et tout en grignotant quelques biscuits il commença à me raconter son histoire.

Après mon départ de Guyane, il avait monté une expédition en forêt profonde. Il avait étudié les mœurs et la vie d’un village Indien, écoutant les histoires des anciens et appris du chaman les rites ancestraux.

Pendant des vacances d’été passées en France, il était resté à Paris dans son appartement de la rue d’Alésia. Il avait fait les bouquinistes sur les quais, acheté de vieilles gravures parlant de l’Eldorado. Un jour au marché aux Puces il s’était arrêté chez un brocanteur devant un masque. Il reconnut la facture tout de suite ; il en connaissait l’origine. Il avait vu le même et le pareil dans le carbet du vieux Chaman ; ce masque était en fait le masque qu’on lui poserait sur le visage le jour de sa mort et qu’il emporterait dans sa tombe. Des pilleurs de sépulture avait dû prélever celui ci et le vendre un bon prix.

C’était un masque ordinaire fait de peaux tannées et de lanières de cuir très fines simulant une chevelure ; il était fumé, boucané par de nombreuses expositions au foyer du chaman ; censé protéger l’âme et l’esprit de son possesseur et préserver ses puissances magiques.

Au dire du marchand, il l’avait acquis d’un militaire affecté en Guyane dans le corps des marsouins. Ce militaire était venu le lui vendre et lui avait dit qu’il le ramenait d’une mission en forêt profonde ; ces expéditions étaient montées depuis Cayenne par les autorités et avaient pour but d’aguerrir les soldats à la forêt, et à les mettre dans des situations de survie.

Ils partaient vers les « trois frontières » pour dégager une borne marquant la territorialité de la France ou allaient ouvrir une piste dans l’extrême sud entre Oyapok et Maroni. A ses dires il l’avait trouvé dans la forêt et ne savait pas ce que ça représentait.

Après un marchandage d’usage, Jean-Louis ramena son trophée dans son appartement. Il défit le papier d’emballage brun dans lequel le marchand l’avait enveloppé. Il le posa sur la table de la salle à manger et l’examina longuement, d’abord à l’œil nu puis il sortit une grosse loupe.

Il regarda attentivement des marques anormales au niveau des joues, comme des scarifications. Il savait qu’en Afrique certaines tribus pratiquaient ce rite mais il n’avait jamais entendu parler de cela en Guyane. Il se promit à son retour d’en parler à son ami chaman, afin d’en savoir plus. Il fit des croquis du masque sur son carnet, et prit une série de photos. Puis il mesura le masque et porta les mesures sur son carnet. Enfin, à l’aide d’un cutter il enleva délicatement un éclat de bois qu’il rangea dans un flacon ; dans un autre, il ramassa un peu de ce mélange de terre et de brûlé ou de saleté qui recouvrait le masque.

Il choisit alors au mur la place où il allait le mettre. Au-dessus de la cheminée du salon.

Il rangea soigneusement les deux flacons dans sa serviette ; il devait passer le lendemain au département ethnologie et il remettrait les flacons pour analyses. Il passa ensuite dans la cuisine. Il avait décidé de se préparer une poêlée de pommes de terre avec de la tome à aligot.

En pelant les pommes de terre, le couteau glissa et il s’entailla assez profondément le pouce. Il essaya mais en vain d’arrêter l’hémorragie. Il décida de se rendre à l’hôpital Broussais tout proche et se dirigea vers les urgences. On enregistra sa présence et il dût attendre que trois personnes présentes passent avant lui. Il se tenait le pouce de l’autre main, enveloppé par des compresses et tentait d’endiguer l’afflux de sang.

Après lui avoir nettoyé la plaie, l’interne, lui plaça cinq points de suture et lui mit une bande. Le couteau en glissant avait failli trancher une veine et un tendon. Il lui prescrivit un médicament contre la douleur. 0

Jean Louis rentra chez lui en empruntant la rue Losserand. Il avait plu dans l’après midi, un gros orage comme il en fait parfois en juillet. Des flaques d’eau recouvraient encore la chaussée ; une jaguar passa à vive allure et projeta de l’eau sur son costume. Cela eut le don de l’énerver. Il devrait amener son costume au pressing dès le lendemain.

En arrivant devant la porte de son immeuble, il mit la main dans la poche de son veston pour constater qu’il avait dû perdre ses clés car une de ses poches était trouée ; il appela donc de son portable un serrurier qui lui ouvrit la porte de son appartement. Cette soirée était à marquer d’une pierre noire…Intérieurement il bouillait, car il se savait très organisé et là, une simple petite coupure l’avait déstabilisé.

Il eut, cette nuit là, une nuit agitée peuplée de rêves ou devrais-je dire de cauchemar… La chaleur de l’été était peut être à mettre en cause encore que rien de comparable avec la chaleur moite de la forêt. Des gouttes de transpirations naissaient à la racine de ses cheveux. Il faut dire qu’il s’agitait beaucoup tournant et retournant sur les draps du lit.

Il pouvait voir des visages grimaçants, qui lui tournaient autour, se rapprochant puis s’éloignant et revenant presque à le toucher. Il voyait un monstre marin, sorte de grand serpent, muni de pattes aux griffes acérées. Ce monstre le prenait entre ses anneaux, le serrait à l’étouffer et l’élevait dans les airs. Là il était transporté par un aigle géant, soulevé comme un petit agneau, entre des serres puissantes et déposé au sommet d’un piton rocheux, laissé en pâture à des aiglons affamés qui le déchiquetaient…

Un visage s’approchait de lui, le regard sévère mais triste. Des yeux, d’une tristesse insondable et qui se mettaient à pleurer. Un Amérindien, pour sûr… puis il entendait des chants, des incantations plutôt, lancinantes rythmées au son d’un tambour de peau. Et puis des voix suppliantes qui s’adressaient à lui.

Il se réveilla en sursaut, s’assit sur son lit et resta un bon moment à essayer de retrouver une respiration normale. Il regarda le réveil et le jour qui se levait sur le parc Montsouris. Il décida de se lever et d’aller prendre une douche afin de finir se réveiller et de se persuader qu’il était en vie, tant le monde dans lequel ses rêves l’avait plongé semblait irréel.

Il se mit nu sous la douche et ouvrit le robinet d’eau froide pensant que cela le réveillerai. Le jet d’eau, monté à bonne puissance, inondait son corps ; mais il ne lui sembla pas retrouver la fraîcheur des matins précédents. Peut être que la chaleur de la journée précédente était-elle la cause de ce phénomène ? Il baissa la tête machinalement, comme on le fait souvent pour voir l’eau partir dans la bonde et il poussa un hurlement…

Ce n’était pas de l’eau qui coulait mais un liquide rouge sang et à y bien réfléchir…il en toucha la consistance dans le bac de la douche, et vit également sur sa peau qu’il s’agissait bien de sang. Lorsqu’il ralluma la douche c’était à nouveau de l’eau qui coulait ; il finit donc de se rincer.

Dans sa tête, il repassa les évènements de la veille et celui de ce matin. Quelque chose clochait ; cette accumulation de catastrophes était loin d’être normale. Il réfléchissait de manière scientifique. Et force était de constater que rien n’était logique. Tout s’était déréglé depuis quand ? Il fit un effort de mémoire et se revit déplier le masque sur la table de la salle à manger, le masque sur le mur et les pommes de terre…
Le masque…non ?

Il se servit une tasse de café noir et remarqua qu’il ne s’était ni brûlé ni qu’il s’était taché. Il descendit les escaliers et rencontra le colonel du troisième étage qui remontait avec une baguette de pain. Il le salua mais ne reçut comme d’habitude qu’un grognement en guise de bonjour. Rien d’anormal, il n’avait jamais pu tirer un bonjour du vieil homme.

Jean-Louis monta dans un taxi et demanda Le Louvre au chauffeur. Arrivé dans son bureau, il se mit à étudier une note de service qui avait été posée sur son bureau. Il avait l’habitude …l’Administration aimait à en pondre au sujet de n’importe quoi et inonder les fonctionnaires de ces feuilles de papier. Aujourd’hui, celle- ci concernait les restaurations de statues aztèques. Il n’était pas visé par cette note mais elle atterrissait quand même sur son bureau.

Les fonctionnaires arrivaient les uns après les autres dans son service. Il se dirigea vers le labo photo avec dans sa serviette le rouleau de pellicule qu’il donna au photographe. Il lui réclama des agrandissements en 13x17. On les lui promit pour le début d’après-midi ; il n’y avait pas beaucoup de travail pendant les vacances d’été, beaucoup de fonctionnaires étant en congés.

Il se dirigea alors vers le laboratoire d’analyses pour y déposer les flacons contenant les fragments de masque recueillis la veille. Il eut la désagréable surprise de voir qu’ils ne s’y trouvaient pas. Pourtant, il était sûr de les y avoir mis. Il vérifierait le soir venu…

Il regarda ses notes sur le pouvoir des chamans, sur les histoires qui couraient dans les petits villages situés au sud de l’Inini. Et plus particulièrement sur les rites funéraires. Il avait passé trois années au contact de cette population, sans jamais les quitter ; il en avait accepté la vie, la dureté du climat et toutes les difficultés que pourrait rencontrer un occidental s’il voulait s’immerger en forêt vierge.

Il parcourut les dizaines de cahiers d’écolier qu’il avait rempli de dessins, croquis et écrits de toutes sortes. La première année, il s’était contenté de vivre avec le groupe, juste vivre, sans rien demander. Il avait construit seul son carbet sous l’œil amusé des Indiens ; mais son sens de l’observation et son savoir-faire lui avait très vite valu de l’admiration. Il avait très vite appris à pêcher et à chasser. Puis il avait entrepris de se fabriquer des armes. En même temps, il apprenait la langue, pour vivre d’abord, puis pour demander ensuite et enfin pour communiquer et échanger. D’un esprit curieux, il apprit très vite.

Il avait vu à l’œuvre la puissance chamanique à plusieurs reprises. Des hommes qui revenaient blessés de la chasse et que le sorcier soignait en quelques jours…des plaies profondes qui se refermaient sans jamais s’infecter après des applications de feuilles d’arbres séchées…des gens qui portait noué autour du bras ou du poignet un lien rouge et qui le gardait jusqu’à ce que ce lien se défasse seul. Il y a des forces que l’on voit et qui ne s’expliquent pas.

La matinée passa très vite ; il prit sa pause-déjeuner sur les quais de le Seine, en mangeant un sandwich, et s’arrêta juste un instant pour prendre un café. Puis il se dirigea vers le labo photo pour y récupérer les photos attendues.
Lorsqu’il entra dans la salle la lampe rouge de la chambre noire était allumée. Il s’assit et attendit que la porte s’ouvre.

Ses yeux s’arrêtèrent sur un dossier que le photographe avait réalisé sur des totems de Polynésie, figures grimaçantes, bouches arrondies et largement ouvertes semblant crier ou marquer la surprise ou la peur.
Cela le ramenait à son masque. Il était songeur devant une de ces flèches de case, lorsque la lumière passa au vert.

La porte s’ouvrit alors, laissant apparaître un visage soucieux.

-« Dis voir, tu ne t’es pas trompé de pellicule ? Tu m’as bien dit que tu avais photographié un masque ?

-Bien oui ! Pourquoi? Tu as un problème ?

-« Ecoute…..le mieux c’est que tu viennes voir toi-même ! Tu pourras peut-être m’expliquer…tu as dû te tromper de rouleau…

Ils rentrèrent dans le labo ; c’était un labo tout à fait ordinaire avec une pagaille en plus…les rouleaux et les épreuves pendaient à des cordes tendues dans la pièce…les bacs étaient remplis de nitrate d’argent ou d’eau…

Il se dirigea vers le fond de la pièce et lui montra les épreuves en train de sécher…
-« Alors ! tu fais dans le spiritisme à présent…
- quoi… c’est la pellicule que je t’ai donné… !
- ben oui… et je ne vois pas de masque.
-Ca alors ! Tu es sûr de ce que tu avances…
-….et certain
-ces couleurs, là ont dirait…
-des spectres ! Tout à fait, des auras…
-On ne distingue pas un visage mais un corps…ça faisait si longtemps je l'avais presque oublié celui là...


- Surprenant non ! Mais attends tu n’as pas encore tout vu!
J’ai réalisé un agrandissement de cette partie là…
et il lui montrait la poitrine de ce corps qui était apparu…
- Ooh !!! M…de alors ! Tu es bien sûr que c’était sur ma pellicule ce machin là. Il s’agit bien d’une balle, non ?
- Ben oui et on peut dire qu’elle n’a pas raté sa cible hein ; à cet endroit là moi j’y place le cœur.
J’ai pris rendez vous avec le commissaire Richay ;
si tu veux venir avec moi tu pourras raconter et confirmer
que tu as bien photographié un masque… et si tu le veux je passerai chez toi et je prendrai une nouvelle série de photos de ce masque.

Le commissaire Richay, était un homme d’une cinquantaine d’années.
Grand, le front large et volontaire et une superbe paire de moustaches grisonnantes il nous reçu dans son bureau où régnait un ordre parfait. Rien sur son bureau que
le nécessaire…Un seul dossier et un crayon gris.
- Bonjour Marc ! lui lança mon copain le photographe
- Bonjour Eric…qu’est ce que c’est que cette histoire !
- Eh bien voilà, Jean-Louis a acheté un masque d’origine indienne, d’Amérique du Sud aux Puces de Saint-Ouen. Il l’a pris en photo pour en faire une étude, ici, au musée.
Il me donne la pellicule à développer et voici le résultat…
Et il dépose sur son bureau une enveloppe brune.

Le commissaire range alors le dossier qu’il était en train de lire dans son bureau et ouvre l’enveloppe. Il en extrait cinq clichés qu’il dépose sur un bureau vide et examine les photos dans l’ordre dans lequel il les a posées.
- Bon ! Et il est où ton masque ? dit-il en se lissant les moustaches de son index. Je ne vois là qu’un corps allongé sur des photos pas très nettes !
- Ben justement … c’est là qu’est le problème ! Jean-Louis tire trois photos du masque et me donne sa pellicule ; je développe et voilà le résultat ! Et quand je fais les deux agrandissements voilà ce que je vois !
- Tu es sûr que tu ne t’es pas trompé de pellicule ?
- Certain
- Avec la bastos qu’il a dans le buffet ton mec il doit être refroidi c’est sûr !
- Mais je puis vous assurer que je n’ai pris que des photos de ce masque posé sur la table de ma salle à manger.
- Tu peux me laisser ces clichés ? Je vais les donner à la balistique ; ils vont te les faire parler tes photos ! On va connaître le type d’arme qui a servi à refroidir ton bonhomme. Maintenant reste à savoir qui c’est …là !!!En attendant, j’aimerai bien que nous puissions prendre de nouvelles photos de votre…masque. Pouvons-nous aller chez vous ce soir. Je viendrai avec une équipe de photographe de la police scientifique.

-Je comptais bien m’y rendre aussi avec mon appareil…
- 19 heures vous convient-il ?
- Ce sera parfait.

Ils repartirent tous deux vers le Louvre y terminer leur journée. Mais dans l’esprit de Jean-Louis régnait un véritable désordre. Il fallait absolument qu’il cherche dans les divers documents sur l’Amérique du Sud qui avait publié des études sur les masques mortuaires. La Bibliothécaire du musée et l’informatique allaient lui donner forcément la solution.

Un vieux mémoire de soutenance de thèse d’un ethnologue parlait en effet de ces masques ; il en existait de différentes sortes, en particulier ceux qu’utilisaient les chamans pour guérir des maladies. Le masque avait alors la particularité de représenter une personne en bonne santé et qui portait le masque ne pouvait être malade.

Mais peu connaissait le masque moulé sur le visage du chaman lui même alors qu’il était en vie et en exercice. Tout en écorce d’arbre, tendre de préférence, mise à macérer pour la rendre plus souple et apposé sur le visage.

Puis masque séché au soleil d’abord et au feu de bois ensuite, subissant dieu sait quelles incantations mais réputées pour donner vie à ce masque, à transférer l’âme de son possesseur…lorsque celui ci mourrait.

Un chaman qui meurt et le village change d’endroit, car il ne peut pas rester à l’endroit où on l’enterre. Ses pouvoirs s’étendent au-delà de la mort….

La lumière du jour baissait et les lampes de la bibliothèque étaient sur le point de s’éteindre et Jean-Louis était encore dans la lecture de ces histoires que l’on se raconte le soir, quand le vent glacial souffle et qu’il hurle à vous ficher une trouille bleue avant même d’avoir ouvert le dernier livre de Stephen King…

Et ce qu’il lisait n’était pas pour le rassurer. Il devait bientôt repartir pour la forêt amazonienne, finir d’étudier les rites d’initiation chez ses amis Indiens et il se promit d’amener ce masque avec lui pour le montrer à son ami Chaman. Il aurait peut être des réponses aux évènements qu’il subissait depuis ces derniers jours.

Pour l’instant il fallait qu’il rejoigne sa demeure où il avait rendez vous avec le photographe et le policier. Il passa par le labo pour voir où en était l’étude sur les fragments de bois et de cuir enfin retrouvé et qu’il avait remis. On lui promit les résultats pour le lendemain.

En arrivant devant chez lui, un fourgon et une 605 de la police nationale étaient stationnés devant sa porte. Le commissaire Richay l’accueillit avec son ami le photographe. Ils pénétrèrent dans son immeuble et le commissaire lui demanda de ne pas entrer et de laisser faire la police scientifique.

Ils arrivèrent devant le masque qui avait trouvé sa place sur un mur blanc… Là, le photographe mitrailla littéralement le visage sous tous les angles. Puis le commissaire s’approcha et demanda à Jean-Louis de le décrocher.

En le prenant, il poussa un petit cri ; il venait de se mettre une écharde dans le pouce ; un inspecteur s’approcha et la récupéra puis il la mit dans un petit étui et dans un sac en plastique. Il y avait un peu de sang sur le bois. Jean Louis passa à la salle de bains pour se passer la main à l’alcool.

Le commissaire examina le masque sous toutes ses coutures et il remarqua dans sa partie inférieure, proche de la bouche une grosse tâche brunâtre qui semblait être du sang. Il rappela le jeune inspecteur et lui fit faire un prélèvement sans abîmer l’œuvre d’art.

Il n’avait pourtant rien d’extraordinaire ce masque ; certains masques africains étaient même beaucoup plus expressifs que celui là. Il y avait bien ces quelques lanières de cuir qui semblaient vouloir représenter des cheveux mais à y bien regarder, Richay pensa qu’il ne l’aurait sûrement pas mis dans sa salle à manger…

Il reposa le masque sur la table et demanda à Jean-Louis :
- Pourriez –vous me dire exactement où et chez qui vous avez obtenu ce masque ?

Il indiqua la boutique d’un vieux libanais, dans les puces du marché Dauphine. Le bonhomme vendait surtout de l’art primitif ; il y avait des têtes réduites de Jivaros, des statues aztèques, des totems mélanésiens, des statuettes vaudous, enfin tout un bric à brac d’objets liés à des cultes différents.
Le libanais connaissait la provenance de chacune de ses pièces et en certifiait l’authenticité.

Il s’adressa ensuite aux inspecteurs de la brigade scientifique, sur le ton bourru d’un supérieur hiérarchique ; dans le service on le surnommait le bouledogue…

- De votre côté ?
- Rien de bien concluant… à part peut-être ces tâches de sang !!!

Il se retourna vers Jean-Louis pour prendre congé et jeta un dernier regard sur la table. Il n’en revenait pas…Ses yeux n’arrivaient pas à se décrocher de la bouche ouverte du masque. Un spectacle hallucinant, hors du commun semblait se dérouler sous ses yeux…Le pire c’est qu’il était le seul à voir !!!
Près de la bouche, le sang qui était figé tout à l’heure s’était mis à se liquéfier et à couler. Jean- Louis le regardait d’un air si étrange et pourtant il voyait bien ce qu’il voyait…lui le cartésien, lui le grand flic qui ne laissait rien au hasard et qui faisait tant de déduction !!! Là, le phénomène le laissait sans voix… et l’autre qui le regardait avec des yeux vides…Il avait envie de lui crier :

- « Mais regarde donc !c’est ton masque et là tu ne vois rien ! Mais il resta silencieux, perplexe et dubitatif. Et ses certitudes soudain s’évanouirent. Il se retourna pour faire un signe à un jeune inspecteur qui s’approcha.

Du doigt, il désigna le masque, sans le regarder. L’inspecteur jeta un coup d’œil et lui dit :
- « Chef !!! »

Le commissaire se retourna et une fois encore il crut qu’on se jouait de lui…les traces brunes étaient bien là, figés dans le bois et ce qu’il avait vu n’était qu’un rêve. Il lui faudrait prendre du repos. Il précipita son départ avant que… non il fallait qu’il arrête de se faire des idées. Il prit congé de Jean- Louis qui se retrouva bientôt seul avec son masque.

Dans la voiture du commissaire le photographe commentait ses impressions. Il avait ressenti comme un je ne sais quoi en tirant ses photos ; il en avait pris sous toutes les faces, de près et de loin, sur la table et au mur…

Et pendant ce temps- là, Jean Louis, après un repas léger alla se coucher. Il avait besoin d’un sommeil réparateur, après la nuit dernière passée à cauchemarder. Il avait juste pris une verveine pour se détendre et amener un sommeil paisible.

Vers le milieu de la nuit cela recommença. Il se mit à transpirer à grosses gouttes. La température de son corps sembla s’élever. Il se tourna et se retourna dans son lit, le sommeil agité.

Il était dans une clairière déserte, quelques maisons de paille, en très mauvais état, semblaient ne plus être habitées…un village fantôme ! Cela se remarquait déjà à l’absence d’animaux. Il avançait au milieu de ces habitations et se retrouva au pied d’un arbre gigantesque planté là près de la rivière. Tout proche de là se trouvait un petit monticule de terre, couvert de galets noirs et blancs. Il se dégageait de cet endroit une ambiance sinistre à vous glacer le sang.

De ce monticule, il perçut quelque chose d’indéfinissable. Comme si ce tas de terre cherchait à lui dire quelque chose. Une chauve -souris s’envola à son approche et il remarqua sur le sol, à une de ses extrémités une empreinte marquée dans le sol représentant la forme ovale d’un visage…un peu comme celle de son masque. Une voix sépulcrale tentait de s’exprimer mais seul des sons inaudibles lui parvinrent. Il se réveilla en sursaut et se prit à frissonner

Il n’aimait pas être tiré de son sommeil par des cauchemars stupides. Un malaise indéfinissable s’était emparé de lui. Il lui fallait à tout prix réagir et vite. Il descendit à la cuisine et se servit un whisky tassé dans lequel il vida une canette de coca. Et il partit, verre à la main vers la salle à manger comme attiré par le masque.

Arrivé devant lui, il lui sembla que celui ci souriait, il en aurait juré.

Il passa un enregistrement des symphonies de Brahms, dirigées par Nikolaus Harnoncourt, qu’il avait acheté à la Fnac quelques jours auparavant. Et il alla finir sa nuit…mais pas rassuré du tout.

Le lendemain matin, il retourna au Louvre… Son patron l’attendait. Il avait entendu parler de cette histoire de masque. Lui-même avait fait une thèse sur les masques des tribus indiennes du Pérou. Ils eurent tous les deux une longue conversation sur ce thème et notamment sur les pouvoirs chamaniques attribués aux masques mortuaires.

Il lui demanda de creuser le sujet et lui annonça qu’il avait pris sur lui de lui acheter son billet d’avion pour dans une semaine, ce qui lui laissait le temps de prendre ses dispositions.

Il le mit également en rapport avec deux grands experts du monde amérindien : un Texan, Lewis Carston et l’Allemand Curt Schmitt de l’Ethnologiges Institut de Karlshrue. Tous les deux le retrouveraient en Guyane. De là, ils devraient monter une expédition en pirogue en remontant le Maroni le plus haut possible.

En attendant d’être convoqué le lendemain à la Police Judiciaire, au sujet des photos prises la veille et deux jours plus tard par la Brigade Scientifique il décida de mener sa petite enquête en retournant voir le Libanais.

Celui ci ne fut pas surpris du tout, car le matin même deux inspecteurs étaient déjà venus le questionner au sujet de l’homme qui lui avait vendu le masque. Il s’agissait d’un sergent –chef du corps des Marsouins, basé à Cayenne même. L’homme de petite taille, le teint basané n’avait pas marchandé. Il avait besoin d’une somme d’argent pour rembourser une dette de jeu ; il l’avait contractée au poker dans un bouge de Pigalle et devait s’en acquitter au plus tôt. Donc il n’était pas resté longtemps, pas suffisamment pour pouvoir le décrire et puis il passait tellement de clients, comment se rappeler, cela faisait déjà un bon bout de temps…

Un souvenir pourtant lui revenait, qu’il n’avait pas dit aux policiers. Le militaire avait un tatouage sur son avant-bras. Cela ressemblait à un paysage. Une rivière, un canot et un arbre très haut, au fût élancé et surtout une montagne aux formes bizarres, représentant trois pics… Ca, il avait eu le temps de l’observer car c’était l’été et l’homme avait les bras nus.

Il décida de rentrer à pied chez lui malgré la distance. Il souhaitait prendre le temps et réfléchir… Des soldats ce n’était pas facile à trouver mais des sergents-chefs ils étaient moins nombreux et cela limitait bien sûr la liste de personnes à contacter.

Il fallait qu’il aborde le sujet avec le commissaire le lendemain ; Ce dernier pourrait plus facilement orienter ses recherches sur le ministère des armées et rechercher qui pouvait être sergent chef durant cette dernière décennie. Mais il fallait même peut être raccourcir aux cinq dernières années.

De plus, des missions en forêt profonde, on n’en organise pas tous les jours et des sous- officiers qui y participent il ne devait pas y en avoir tant que ça. Et puis il avait décidé de parler de ce tatouage…

Pour une fois la nuit se passa sans cauchemar. Il faut dire que depuis le matin, il n’avait pas été mis en contact visuel avec le masque. Ce n’est que bien plus tard qu’il fera cette remarque et qu’il en tirera des conclusions.

Convoqué à neuf heures, Jean –Louis, en homme ponctuel, arriva au commissariat avec cinq minutes d’avance. Il se fit annoncer au Commissaire par le planton de service, en présentant sa carte nationale d’identité. Et à neuf heures sonnantes, Richay lui-même vînt le chercher dans la salle d’attente.
- « Suivez-moi lui dit-il, j’ai quelque chose d’extraordinaire à vous montrer ! »

Il l’amena dans une grande pièce où deux inspecteurs, qu’il avait déjà vus chez lui, attendaient, en discutant. Ils étaient penchés sur une série d’épreuves photographiques, posées sur une grande table.

Jean-Louis parla de sa visite chez le Libanais et lui raconta sa découverte, au sujet du sous officier. Richay prit des notes et se promit d’aller lui –même interroger le marchand.

C’était vrai : la surprise était totale ; d’un côté on voyait bien le masque, les détails que le photographe avait pris. Mais chaque fois que la photo était prise de loin et sur le mur, on ne voyait pas le masque…Non ! On ne voyait pas le masque !!!


Jean-Louis examina les photos avec attention. On distinguait le corps d’une personne, le corps entier d’une personne. Un amérindien à l’évidence…et un chaman ! Les amulettes pendues à son cou le désignaient comme tel, et pas n’importe quel chaman ! , non !, un chaman de grand pouvoir ; ça aussi les amulettes pouvaient le dire…Jean- Louis en avisa le commissaire, lui qui connaissait le sujet. Il expliqua le pouvoir de ces personnes et la crainte qu’ils inspiraient parmi les populations.

Par contre leurs connaissances se complétaient, car ce que ne pouvait remarquer l’œil d’un ethnologue, celui d’un fin limier comme Richay le voyait. Lui, il s’intéressait à toute autre chose et en particulier, deux détails retenaient son attention.

Le premier détail était la présence une balle de 9 mm dans la région thoracique. Enfin, sur la photo… Elle était visiblement entrée à la base du cou, avait déchiqueté la colonne vertébrale au niveau des cervicales, les brisant de C 1 à C 5 et était allée se nicher sur le bas du sternum. L’agrandissement de cette balle montrait une balle blindée de type parabellum, et des experts en balistique lui avaient expliqué qu’elle avait été tirée par un Beretta 92.


Le second détail était tout aussi choquant que le premier. Il représentait une partie du visage, au niveau de la bouche. La lèvre supérieure avait une entaille profonde, comme si on avait voulu agrandir un sourire. L’entaille était large et avait pu être faite par une lame de baïonnette. La série de cinq photos suivantes prises, de divers endroits de la pièce montrait quelque chose d’impressionnant. La bouche…le photographe s’était intéressé à la bouche et on voyait sur ses photos qu’elle n’avait pas la même forme. Comme si le masque parlait, comme si il détachait des syllabes ;Et Jean-Louis avait déchiffré :I NI NI SOU LA

Le saut de l’Inini !!! Ils avait là, si le masque disait vrai une première indication ; des sauts sur l’Inini, il y en avait plusieurs ; il suffirait de remonter le fleuve jusqu’à ce qu’il trouve… et puis, il revint en mémoire ce tatouage en forme de carte …
- Pas très scientifique !!! se dit-il.



La seule interrogation véritable que l’on pouvait se poser c’est comment en prenant la photo d’un masque, on avait celle d’un corps en entier. Et là Richay n’était d’aucune aide à Jean-Louis. Il fut décidé ce jour là qu’un jeune inspecteur de la brigade scientifique l’accompagnerait.

Au moment où ils allaient se quitter, une jeune femme en uniforme apportait une enveloppe brune qu’elle tendit au « Bouledogue ».

Celui-ci la remercia d’un signe de tête et d’un grognement à peine audible. Il déchira l’enveloppe plus qu’il ne l’ouvrit ; Il en sortit un rapport dactylographié. Il savait trop bien d’où il venait car il avait aperçu la signature au bas de la page.

Le rapport donnait dans un premier temps les résultats d’une analyse de sang. Mis à part un sang B négatif qui en soit reste un sang rare, il y avait du sang O positif et la présence de ce second sang laissa perplexe Richay. Peut être le militaire ou quelqu’un d’autre s’était –il blessé et avait déposé du sang sur le masque.

Dans un second temps, on avait analysé le morceau d’écharde et un morceau du masque et là encore les résultats ne concordaient pas. Ils ne provenaient pas du même objet. L’un correspondait bien au masque et l’autre, celui qui s’était planté dans le doigt du commissaire, provenait du manche d’un coutelas qu’utilisaient les marsouins. Que venait faire cet éclat fiché dans le masque de bois ? On était en plein potage!!!

Jean Louis, quant à lui, revint sur les sauts des fleuves guyanais avec le jeune inspecteur qui devait l’accompagner. Il faudrait louer les services de deux piroguiers aguerris à ce type de navigation. Saint Laurent du Maroni regorgeait de Bonis ou de Saramacas prêts pour de l’argent à vous faire remonter le fleuve jusqu’à sa source.
Lorsqu’il rentra chez lui, Jean-Louis se mit à penser à ce qu’il lui faudrait prendre pour ce nouveau séjour. Il n’avait reçu aucune limite de temps de son patron pour mener à bien ses investigations. Il sortit alors une cantine métallique pour commencer à y ranger se affaires. C’était de ces cantines vertes qu’utilisent les militaires lorsqu’ils se déplacent. Il déposa dans le fond des habits, notamment des pantalons de toile et des shorts, quelques chemises, des sous vêtements en coton et par dessus tout ça, il posa le masque qu’il avait pris soin d’emballer dans son duvet. Il rajouta un hamac qu’il avait ramené de sa précédente expédition et surtout il emballa sa winchester et deux boites de cartouches. Il rajouta aussi son fusil de chasse, un Beretta ultra light à canon superposé.

Il retourna les deux jours qui suivirent au bureau, afin de mettre la dernière main à son voyage ; préparer les cartes, les divers dossiers qu’ils voulaient emmener et la quantité de petites fournitures indispensables lorsqu’on est au milieu de la forêt.

Il remarqua juste que depuis deux jours la vie semblait lui sourire. Un je ne sais quoi de gaîté, tout allait pour le mieux dans son boulot et dans sa vie.

Il rencontra Marc, le jeune inspecteur, qui loin de son patron, était un homme charmant. Il le conseilla sur ce qu’il fallait emporter ou pas… ce qui était utile ou non… Ils complétèrent leur liste respective par deux sacs à dos, une paire de jumelles et une canne à pêche pliable. Jean Louis expliqua à son compagnon, qu’au bord d’une rivière cela devenait un instrument très pratique…

Le voyage était prévu pour le vendredi après-midi. Une chambre avait été retenue pour chacun des deux hommes au Novotel et ils devaient y retrouver le Texan et l’Allemand qui étaient déjà sur place depuis trois jours. Des autorisations préfectorales avaient été demandées pour monter en pays indien. Ils avaient aussi prévu les trousses de secours, les inévitables tonneaux étanches, deux moteurs hors bords qui les propulseraient jusqu’au fin fond de l’Amazonie et qu’ils souhaitaient offrir. Et puis aussi les moustiquaires…

En arrivant à Cayenne, une chaleur accablante les surprit. Un soleil de plomb faisait fondre le goudron sous les semelles. Marc pensa un instant que cela pouvait venir des réacteurs de l’avion, mais au fur et à mesure qu’il s’en éloignait la chaleur était identique…

Une voiture les attendait au milieu des taxis, véhicules hétéroclites où s’entassent des familles entières. Qui n’est jamais monté dans un taxi- brousse ne sait pas ce qu’on peut ressentir au milieu de ces gens que vous ne connaissez pas. Pas toujours en bon état mais le service des mines n’est pas aussi regardant qu’en métropole.

La voiture était un quatre- quatre, puissant, qui avala la vingtaine de kilomètres en un rien de temps et les déposa devant leur hôtel avant que la nuit ne tombe.

Un steton blanc rejeté sur la nuque, les deux bottes sur la table basse du salon, Lewis accueillit les deux Français en poussant un « yeeeeepee !!! » sonore pour attirer leur attention. Il mâchonnait un chewing-gum, en ouvrant large la bouche ; l’Allemand, plus discret, se contenta d’un petit geste de la main. Ils prirent un apéritif ensemble et le repas pendant lequel il fut décidé d’un commun accord de ne pas parler de leur mission. Il fallait d’abord récupérer du décalage horaire.

Le lendemain matin, dans une salle de l’hôtel spécialement réservée pour eux, les quatre hommes se retrouvèrent pour déterminer la mission qui leur avait été assignée par leurs trois départements respectifs ; seul le jeune inspecteur signala qu’il avait été envoyé pour « protéger » le savant français et pour tenter de résoudre l’énigme de cette photo qui ne représentait pas du tout ce que le photographe avait tiré. Une arme supplémentaire dans la forêt ne serait pas de trop.

Pour les ethnologues, il s’agissait de découvrir de quelle région de la forêt provenait ce masque, à quelle tribu il pouvait appartenir et quelle était sa fonction.

Sur la grande table de conférence, on déposa donc les diverses photographies ; Jean-Louis résuma la situation, en commençant par le début, c’est- à- dire par le jour où il était tombé en admiration devant le masque amérindien… Il raconta les divers ennuis qui étaient survenus alors qu’il venait d’exposer le masque sur son mur et les photos qui avaient été prises par lui puis par la police scientifique…la balle fichée dans le sternum et l’entaille sur la commissure de la bouche…

Cela tira un sourire sur les lèvres du Texan. Lewis expliqua que l’on avait déjà vu semblable chose sur les tribus indiennes et sur les masques mortuaires des chamans ou ceux des sachems des grandes prairies américaines.

Ils avaient, sans que l’on sache encore pourquoi, un pouvoir maléfique. Kurt et lui examinèrent de près les photographies et durent se rendre à l’évidence ; on distinguait bien et une balle et une large entaille. Ils demandèrent à Jean –Louis de leur présenter le fameux masque.
Celui ci quitta la salle de conférence et se rendit dans sa chambre où il récupéra le masque emballé dans le duvet. Il tendit le paquet à Lewis qui le déballa.

Lorsque l’Américain sortit le masque, le duvet, malencontreusement, fit tomber son verre de whisky qui se brisa sur le carrelage. Et en ramassant les morceaux Kurt et Lewis se coupèrent l’un et l’autre, ce dernier assez profondément pour qu’un médecin vienne lui poser quatre points de suture. Cela tira un sourire à Jean-Louis qui se dit en lui–même qu’il avait échappé ce coup ci à la poisse…du moins le croyait-il ?
On entendit Lewis hurler lorsque le médecin lui posa les points sans anesthésie, bien sûr, ce n’était après tout que le bout des doigts… Pour s’éloigner du bruit, Jean-Louis avisa une baie vitrée ouverte et donnant dans un petit jardin ; il décida donc de s’y rendre ; Lewis qui revenait juste de l’infirmerie allait le rejoindre lorsqu’il se prit les pieds dans le tapis et alla se fracasser le nez sur une table basse de salon. Se fracturer le nez n’a rien de réjouissant, surtout sous l’équateur… La chaleur moite et humide n’arrangerait rien.

On le conduisit au centre hospitalier et on lui réduisit cette fracture. Il ressortit furieux avec un plâtre et de grosses difficultés à respirer.

Jean-Louis se connaissait... rien ni personne ne pourrait l’empêcher de partir dans les délais. Ils étaient soumis aux fluctuations du fleuve, et celui ci ne cessait de baisser…Bientôt les sauts seraient très difficiles à franchir et il serait très dur de transporter tout le matériel sur la terre ferme…décharger, porter et recharger et pousser la pirogue à travers le saut…

Il faut imaginer un tas de cailloux de toutes formes et de toutes tailles… un mince filet d’eau qui ne permet pas à la pirogue de naviguer, de flotter. On doit donc batailler contre courant, même faible et contre ces rochers qui risquent de déchirer la pirogue.

Accompagné de sa « gueule cassée », Jean-Louis se rendit le lendemain matin au COMIL, afin d’y rencontrer le colonel. Le commandement militaire gérait en particulier tous les transports aériens. Il lui fallait juste connaître la date du prochain Transal pour Maripasoula.

Le matériel qu’il souhaitait emmener serait plus en sécurité par avion que de remonter le fleuve depuis Saint Laurent du Maroni. La région n’était plus aussi sûre depuis les affrontements au Surinam et il arrivait parfois que des troupes rebelles s’en prennent aux pirogues françaises.

Le soldat de garde les empêcha de rentrer. Il leur demanda leurs papiers en regardant Lewis d’une façon étrange ; il faut dire qu’avec le plâtre sur le nez, il ressemblait à un boxeur ou un baroudeur. Jean-Louis lui présenta une carte rayé d’un bandeau tricolore. C’était sa carte d’officier de réserve. Il vit le planton rectifier la position et demander à un homme du poste de les conduire chez l’officier de permanence. Le reste ne fut que formalité et ils se retrouvèrent bientôt dans le bureau du colon.

Jean-Louis expliqua brièvement le but de sa mission. Le masque servait en fait de prétexte à une recherche de population ; ce masque, non répertorié, devait faire partie d’une tribu d’Indiens encore inconnue.

Il expliqua cette sorte de malédiction liée à ce masque et aussi il signala la présence d’un officier de police, de la brigade scientifique pour essayer de comprendre les photos d’un corps aperçues à Paris alors que seul un masque avait été tiré…

L’officier lui ne s’intéressait pas à l’ethnologie mais avait le soucis de protéger les gens qui partaient en forêt profonde. Il proposa donc un équipement de survie et une radio à Jean-Louis qui accepta. Cela leur permettrait de rester relier en cas de coup dur, car la couverture téléphonique au milieu de la forêt n’était pas assurée. Il .lui signala en outre qu’il se pourrait qu’une mission vers les trois frontières soit montée dans les deux prochains mois avec un groupe de légionnaires complété par un groupe de marsouins.

Jean-Louis releva l’idée d’aller interroger l’officier commandant le régiment de marsouins et pensa que c’était aussi dans ce secteur que se trouvait la préfecture. Il lui faudrait rencontrer le préfet pour obtenir des autorisations spéciales. Ne monte pas en territoire indien qui veut…

Il retrouva à l’hôtel l’ethnologue allemand. Il avait effectué des recherches au Bureau de Recherches Géologiques et Minières ; cet organisme, outre la très bonne connaissance des terrains, possédait des cartes d’Etat Major très précises. Il avaint tracé au crayon gras des cercles pour matérialiser les divers peuplements d’amérindiens connus. Le Français arriva juste pour participer à un débat sur le déplacement des diverses tribus et pour envisager que dans un rayon de 20 kilomètres un autre village avait pu vivre en autarcie, sans aucun contact avec d’autres civilisations…

On avait parlé des Oyaricoulets ou de bien d’autres tribus qui vivait retirées, dans la forêt proche des monts Tumuc- Humac et des rivières ou des criques… Jean-Louis pointa son doigt sur la rivière Wanapi, et développa ce soir là tant d’arguments qu’il réussit à convaincre ses confrères de monter l’expédition dans ce secteur.
La Wanapi était un affluent du Maroni et n’avait jamais été remonté jusqu’à sa source. Mais l’ethnologue français pensait fortement que des peuplements significatifs pouvaient s’être installés au pied des Monts. Il pouvait localiser le secteur grâce aux composants du masque, mais aussi par élimination de ceux qu’il connaissait.

Il leur restait trois jours pour obtenir l’autorisation préfectorale, le rendez vous était le lendemain, et faire le plein du nécessaire et du superflus.

Ils se répartirent les tâches. Pour acheminer par avion le matériel dont ils avaient besoin jusqu’à Maripasoula il fallait louer un avion privé assez gros pour tout emporter en une fois. La nourriture devrait être achetée chez un grossiste ; il faudrait bien sûr des denrées en boites cerclées. Il faudrait prévoir les armes et les munitions et passer au COMIL récupérer la radio. Et bien sûr aller tous les trois se présenter à la Préfecture pour expliquer la raison de cette intrusion en territoire indien …

Trois jours plus tard, un petit coucou emportait à l’aventure nos trois scientifiques. Les cantines métalliques étaient chargées, le matériel pour installer un campement en forêt.

Direction Maripasoula… L’aéroport de Rochambeau semblait vide. L’enregistrement fut vite fait. Les bagages pesés furent rapidement chargés et nos trois hommes installés dans le petit appareil.

Le décollage se passa sans encombre et l’appareil prit bien vite de l’altitude. La forêt vierge s’étalait sous leurs pieds à perte de vue. Et plus il montait et moins on voyait de détails. Parfois un trait marron barrait la zone de vert, un fleuve… Parfois des zones désertes que sont les abattis…Quelques turbulences au décollage mais dans le ciel de Cayenne, rien que de très normal. Ils firent une escale à Saül, le pilote ayant un médicament à décharger ; et qui n’a jamais atterri à Saül ne sait pas ce qu’est un atterrissage délicat. L’avion plonge vers la forêt et soudain après un virage serré l’avion plonge dans une clairière, une trouée qui s’avère être le terrain d’aviation…fait d’herbes et de bosses.
Ils survolèrent une partie du Haut Maroni, l’Inini, l’Ouani et la Lawa.
Au bas du grand Inini un saut semblable à celui ci…
saut Sonnelle, puis l’arrivée sur Maripasoula, reconnaissable à son grand fromager et le survol du petit village, le long du fleuve pour atterrir sur un tarmac en béton.

Beaucoup de gens attendent la descente d’avion et sont déçus de ne voir que quatre personnes descendre et aucune tête connue. Le seul souriant à son habitude c’est Ernest qui propose ses services de taxi et de transporteur. Il faut dire que son fond de commerce marche bien. Les gendarmes ont une jeep et lui deux véhicules dont un petit camion.

Le logement est prévu au carbet de passage et les repas chez Jeanne. La nourriture est locale bien sûr…gratin de papayes et caïman et un excellent dessert, du corossol

Le lendemain, ils se retrouvèrent d’abord à la brigade de gendarmerie le long du fleuve. Il y a des règles qu’il faut respecter dans ces contrées reculées…ce sont des bouts de France, où flotte le drapeau tricolore. Il est de bon ton de se présenter aux autorités militaires, civiles et religieuses.

La brigade se compose de trois gendarmes. Le bureau n’est pas bien grand mais les gendarmes se veulent sympathiques. Ils saluent nos quatre aventuriers et regardent avec la plus grande attention l’autorisation préfectorale. Bien qu’en règle, elle fera l’objet d’une communication radio avec le commandement de Cayenne.

Promu radio, Marc alla s’initier au fonctionnement de ces radios de campagne, nota les indicatifs sur un carnet ainsi que les heures de vacations. On lui donna également un indicatif à utiliser en cas d’urgence.

Ils demandèrent aussi le nom de quelques piroguiers susceptibles de les conduire loin et longtemps y compris en territoires inconnus. Ils étaient peu nombreux à posséder des canots assez puissants et assez grands pour emmener l’expédition. Certains canots, de grande capacité n’étaient en fait réservés qu’aux touristes…Là il fallait d’avantage des canots de transports, de ceux qui montent le ravitaillement depuis Saint –Laurent du Maroni ; mais des bossmen suffisamment aguerris aux sauts pour partir dans cette expédition.

Ils passèrent ensuite à la Mairie afin d’y rencontrer le maire, une figure locale, un Boni qui voulait faire de sa commune une vitrine. Il était à la tête de la commune la plus grande de France du point de vue de sa superficie.

Lui aussi regarda les autorisations et indiqua aux membres de l’expédition quelques hommes sûrs. Il possédait surtout une carte très précise de sa commune, autant que les géographes avaient pu la détailler. Ils purent ainsi faire quelques photocopies de photos aériennes qui vinrent compléter les cartes en leur possession.

Kurt demanda à rencontrer le vieux prêtre. Lui seul pratiquait encore un peu de religion et il se dirigea vers le presbytère, superbe maison coloniale, montée sur pilotis de style colonial. Il rencontra là un homme fatigué par trop d’évangélisation… Sa vie n’était pas facile, coincé par des ouailles pratiquant autant le vaudou que le culte catholique. Sans doute pensaient –elles être ainsi mieux protégées.

De ce temps, les trois autres s’étaient approchés du carbet de passage et du dégrad. Tout près de là un homme d’une trentaine d’années et un jeune enfant travaillaient sur un tronc d’une quinzaine de mètres. A l’aide d’une houe qu’il maniait avec dextérité, l’homme creusait le tronc, préparant ainsi l’habitacle de ce qui deviendrait une pirogue. La pirogue avait encore de beaux jours devant elle ! Ce n’était pas demain la veille qu’une route relierait Saint Laurent à Maripasoula.

Là, Jean-Louis, sortit le fusil de chasse, le Beretta ultra light, et ils se dirigèrent vers le centre du village car il y avait encore une visite que l’ethnologue ne voulait pas manquer de faire, celle du Grand Man. Devant la maison, un attroupement d’enfants poussant des cris attira leur attention ; un jeune indien promenait un tatou en laisse comme on promène un petit chien.

S’il y avait quelqu’un à qui il fallait demander conseil sur le choix des piroguiers, c’était bien le grand Man. C’était le représentant du peuple Boni ; homme reconnu et respecté par tout son peuple, chef à la fois de leurs coutumes et de leurs traditions et chef de village. Il portait fièrement le titre de capitaine…

Après les présentations d’usage ce fut alors une longue tractation au terme de laquelle il leur donna quatre noms. Ce serait donc quatre pirogues qui monteraient le long de la Wanapi. En remerciement, Jean-Louis offrit son fusil de chasse au Man ainsi que les deux moteurs hors-bords. En sortant il savait qu’il avait gagné les faveurs de ce chef et que tout serait fait pour que le voyage se passe au mieux.

Et puis il lui restait la winchester et cela lui suffirait. Après un déjeuner chez Jeanne, ils redescendirent au carbet de passage pour y faire la sieste. Ici c’est une véritable institution. Des hommes se balançaient mollement dans leur hamac. Ils prirent place dans le leur et s’assoupirent écrasés par une chaleur moite.

A leur réveil, un groupe d’hommes les attendait. Ils étaient envoyés par le grand Man. L’affaire n’avait donc pas traînée et le fait d’avoir respecté la coutume avait permis de trouver des hommes sûrs et probablement expérimentés.

Ils observèrent d’un regard attentif le matériel à transporter puis cherchèrent à savoir la destination. Là, les scientifiques ne purent pas être très précis mais cela ne troubla pas les piroguiers. Ils avaient l’habitude de remonter les fleuves quels qu’ils soient et s’ils n’avaient jamais remonté jusqu’à sa source la Wanapi c’était parce que les poissons étaient tellement nombreux qu’ils n’avaient nul besoin de faire de nombreuses heures de pirogues. De plus là-bas c’était un territoire indien, eux préféraient retrouver leurs frères noirs en aval de Maripasoula.

On décida de partir le lendemain, au petit jour. On attendait les fûts d’essence qui arrivaient de Saint-Laurent du Maroni l’après-midi même, les gendarmes avaient annoncé leur arrivée aux abords de Grand Santi, la veille au soir… Et puis, il fallait qu’ils rencontrent le médecin du lieu pour qu’il vérifie leur trousse de secours et la complète au cas où.


Le jour sous l’équateur se lève à six heures et la chaleur monte vite. Du fleuve montaient des brumes et la forêt émergeait de cette ouate. On percevait déjà le bruit de quelques moteurs, de pirogues qui montaient ou descendaient le Maroni. Au pied du fromager de Maripasoula, arbre remarquable, les quatre pirogues étaient alignées sur le dégrad, près du carbet de passage.

On répartit et on équilibra le poids des embarcations pour permettre un meilleur passage des sauts et on se mit à trois dans chaque pirogue. Le « takari » debout à l’avant, une perche à la main et le motoriste ou bossman à l’arrière, propriétaire de canot. Le takari avait en charge de repérer les cailloux et les rochers qui émergent à peine et que l’on ne voit qu’au dernier moment. Le fleuve a la particularité de monter ou de descendre de plus d’un mètre dans une nuit. Les niveaux ne sont jamais les mêmes et il faut donc l’œil expert de l’homme de proue pour signaler ses dangers qui auraient pour effet immédiat la casse d’une hélice.
Sur le siège du premier canot, s’installa Jean Louis ; Lewis monta dans le second canot, Kurt prit le troisième et Marc le dernier.
Lorsque les canots partirent, ils furent salués par des femmes qui du bord agitaient les mains. Pour elles la journée commençaient tôt par une lessive, comme le faisaient nos grands-mères au lavoir. Les battoirs rythmaient les gestes ancestraux. Le linge sècherait à même le sol sur des zones d’herbes et en plein soleil.

La remontée du fleuve se faisait lentement ; ils avaient le temps de profiter de la beauté de cette forêt, de ses bruits d’oiseaux ou de singes hurleurs. La lumière encore faible et la fraîcheur relative de la nuit rendaient le début du voyage agréable. Cela deviendrait plus dur plus tard. Lorsque le soleil donne, les coups de soleil sont fréquents.

Les villages d’abord nombreux se firent plus rares…Il s’agissait de groupement de quelques carbets où vivaient deux ou trois familles. Un ou deux canots sur la berge, quelques enfants qui se baignent, quelques femmes en train de se laver, une fumée qui s’élève dans le ciel signalant une cuisine voilà les signes d’un village qui vit. Mais parfois, aucune activité…le village a été déserté par ses habitants à la suite du décès d’un chaman. Les habitants, craignant que les forces maléfiques de leur sorcier ne viennent hanter le village, préféraient déplacer le village de quelques kilomètres ou sur l’autre rive. Et c’est ainsi que le fleuve étaient parsemé de ces villages fantômes.

Avant de s’engager plus avant il fallait absolument qu’il rencontre le chaman que Jean-Louis connaissait. Il avait quelques questions à lui poser. Et pour ça, il devait remonter la rivière Marouani et bifurquer sur la crique Koutou. Cela représentait cinq bonnes heures de canot pour arriver au village.

On ne parle pas en kilomètres lorsque nous sommes en forêt mais en heures de canot. Quelques rapides à remonter, quelques petits sauts qui nécessitent un peu plus d’attention de la part du takari mais aussi du motoriste qui surveillent avec beaucoup d’attention le niveau d’eau pour que le fond de la pirogue ne se fracasse pas sur des rochers mais aussi pour que l’hélice du moteur hors-bord ne se torde ou pire que l’axe ne se voile… surveillance de tous les instants.

Et ils vous font ça d’un air détaché, tout en continuant à parler. Le takari plante sa longue perche dans les endroits difficile. Il est debout à l’avant, en équilibre, malgré les remous qu’occasionne le fleuve à certains moments. Il mesure en sondant, la hauteur d’eau disponible.


Ils remontent à présent la Marouani. Son cours est plus paisible. Les monts d’où elle descend ne sont guère élevés, moins de sept cents mètres d’altitude…Elle fait de larges méandres et ses eaux rougeâtres indiquent la présence de latérite. Soudain, à l’entrée d’une boucle la pirogue ralentit, puis coupe le moteur.

Là, en face d’eux, une demi-douzaine de loutres s’amusent comme des folles. Elles ne se sont rendu compte de rien ou alors la présence de l’homme ne les inquiète plus. Elles se trouvaient là à faire des cabrioles dans l’eau, à glisser, à se rouler sur le côté. Le spectacle est hallucinant. Il est une heure de l’après midi, donc largement le temps de faire une pause ; il leur restait environ deux heures avant de rejoindre le village qui avait servi de terrain d’études à Jean-Louis, de l’endroit où il escomptait bien en savoir plus du chaman.

Deux heures, non parce que la distance était importante, non…juste à cause d’un saut… et quel saut !!! D’ordinaire les villages se protégeaient des gens de l’aval par ces sauts, un peu comme nos châteaux sont construits sur des mottes. La difficulté était sensée retenir les éventuelles attaques des gens du littoral.

Le courant se faisait soudain plus rapide et la remontée du fleuve plus lente et surtout plus mouvementée… la pirogue se met à embarquer de l’eau par l’avant. La présence du takari, debout à l’avant la fait enfourner…Mais le plus spectaculaire c’est lui, debout alors que l’embarcation est secouée par tous ces remous… De temps à autre il se baisse et s’accroupit pour se tenir au bord. Puis il se redresse et de la main indique le passage au motoriste. Les gestes sont rapides et précis et chaque indication est suivie à la lettre.

A présent les rochers sont plus nombreux, la vague descendante plus haute et le courant bien plus rapide…la pirogue avance au ralenti et se plante là soudain dans les rochers. Le takari saute dans l’eau et nous enjoint de faire pareil. Il faut bloquer la pirogue. Les trois autres attendent plus bas et vont se mettre sur la berge.
Il va falloir les faire franchir une à une cet obstacle.

Le premier travail consiste à décharger et à passer le matériel sur la berge jusqu’à un endroit calme où l’on pourra recharger tranquillement.

Chaque personne a son travail. L’un tient la pirogue dans le courant et tous les autres se chargent du fret et défient l’équilibre et le courant violent, les pierres glissantes et autres embûches. Il faut faire plusieurs centaines de mètres sur la berge, se frayer parfois le chemin à coup de machette lorsque la végétation a repris ses droits et revenir faire les autres voyages.

Lorsque la pirogue est vidée, alors tous les hommes poussent, tirent dans ce courant cette pirogue bien souvent chargée d’eau.
Puis il faut recharger et repartir. Souvent après le saut, en aval, le courant est encore un peu vif mais très vite la rivière prend des airs de majesté.

Qui n’a pas vu le soleil plomber la rivière, la réverbération sur l’eau, la végétation luxuriante et entendu le cri d’un vol de aras, ne peut se rendre compte de la vie du fleuve.

Là, au détour d’un méandre plus majestueux que les autres, apparaît un village sur une berge élevée. Une quinzaine de carbet regroupés en cercle autour du tukusipan, le seul carbet de forme circulaire. Quelques enfants jouent dans l’eau rougeâtre de la rivière. De temps à autre, ils disparaissent de cours instants sous l’eau et réapparaissent aussitôt en soufflant. Curieusement certains sont très jeunes et on ne remarque pas la présence d’adultes à proximité.

Le plus grand des garçons, les fait remonter sur la berge à notre approche. Jean-Louis s’adresse à eux dans leur langue maternelle. Il est resté quelques années à étudier leurs mœurs, s’intégrant au mieux au village. Il lui demanda si le tamusi était au village. L’enfant lui répondit que le chef du village était parti à la chasse quelques heures auparavant et qu’il ne rentrerait que le soir.
- « Et le chaman ? dit-il à l’enfant…
- Le chaman est dans sa case ; il est avec ma grand –mère qui est malade.

Les piroguiers attachent leurs embarcations aux racines d’un arbre et décident de ne pas s’aventurer dans ce village. Jean Louis demande alors à Lewis de sortir le masque de la cantine pour le montrer au sorcier. Au lieu de le laisser emballé, le texan le sortit du duvet. Il sortit de la pirogue et l’on entendit pousser un cri de douleur : « Ouaaaaaahhhhhhhhhhhh !!! » Il venait de poser le pied sur une raie. Et celle ci furieuse d’être dérangée lui avait envoyé d’un coup de queue son dard sur la cheville gauche. Cette dernière prit tout de suite des proportions démesurées. Il jura une fois de plus et se fit aider pour grimper le raidillon qui conduisait au centre du village.
On porta donc Lewis jusqu’au carbet du chaman qui se trouvait assis devant un feu et qui découpait des feuilles dans une petite marmite en terre… Il sourit lorsqu’on lui amena le braillard…Il avait l’air comique le Texan avec son plâtre sur le nez, son doigt emmailloté, la bouche grande ouverte…les enfants présents dans le village venaient de se regrouper autour de lui et assistaient à l’intervention de leur chaman. Et, curieusement, lui, venait d’anticiper. Il préparait déjà une décoction à sa manière.

Heureusement, le chaman possédait son art d’homme médecine à la perfection, et il eut tôt fait de lui concocter, à l’aide de quelques herbes, un emplâtre qu’il lui posa sur la blessure et qu’il enveloppa dans une feuille. Il lui demanda d’attendre que le « pansement » tombe de lui- même… Et cela ne se fit pas sans que l’on entende encore râler l’Américain.

Une telle blessure peut s’infecter gravement par ces chaleurs humides et faire très rapidement gangrène. On avait déjà vu la chose sur des Européens qui n’avaient pas voulu de la médecine indienne…

Lorsque les soins furent faits, le chaman se retourna vers Jean-Louis et le salua en lui prenant ses deux mains et en les pressant entre les siennes.

- « Bonjour, Wayni !
- Bonjour Jean-Louis !

Visiblement l’homme était ravi de voir que son ami blanc ne l’avait pas oublié. Il se releva lentement de dessus sa marmite et le serra dans ses bras. Ses yeux étaient jaunes et injectés de sang, légèrement voilés par une fine pellicule de peau.

- « Tu es venu à cause du masque… Tu as vu ce qu’il est capable de faire. Tu devrais le rendre à celui à qui il appartient.
- Mais c’est que je ne sais pas à qui il est ! Je l’ai acheté à Paris chez un marchand et il n’a su me dire que c’était un soldat qui l’avait acheté…
- Pas bon Jean-Louis !!!Pas bon !!! Vous êtes en danger avec lui. Vous devez le rendre… vite…
- Mais à qui donc Wayni, aide nous !
- Apportez moi le masque et je vous dirai…
Le texan n’était pas en mesure de faire quoi que ce soit…il savait...
Il savait que ce fichu masque portait la guigne et il décida de ne plus le toucher. Le chaman regarda dans sa direction et sourit. Ce fut Kurt qui se chargea de l’apporter. La couverture le recouvrait. L’Homme Médecine le déposa à même le sol et enleva la couverture.

Wayni sentait les choses plus qu’il ne les devinait… une sorte de sixième sens. Ses connaissances de l’Homme conjuguée à celle des choses lui permettaient de tirer des conclusions qui s’avéraient justes dans tous les cas ; ce qui faisait de lui l’Etre le plus respecté de son village mais aussi de tout le Haut Maroni. De part et d’autre du fleuve et bien au-delà des monts Tumuc-Humac. On venait de loin le « consulter » et on repartait toujours avec une solution.

Il commença par regarder le masque posé au sol. Cela dura quelques instants, puis il remit la couverture. Jean-Louis pensa que la consultation serait plus rapide que prévu… il se trompait !

Kurt et Marc s’étaient accroupis en face du chaman, Jean-Louis se tenait debout à côté du chaman et Lewis légèrement en retrait, assis par terre, avec une douleur qui lui tiraillait sa jambe. Il n’avait pas envie de regarder et se contentait d’écouter.

Ecouter les bruits du village, les chiens qui aboient, les perroquets Jacko, le cri des enfants qui jouent au fleuve, les femmes qui parlent fort, le musicien qui tire de sa flûte des sons aigrelets.

Wayni posa les mains sur la couverture, pour sentir la force qui se dégageait d’en dessous. Et s’il n’avait lui-même eu un certain pouvoir il aurait été bien embarrassé. Il ressentait à présent une force qui lui imposait de rester au contact. Les visiteurs pouvaient voir que les mains du sorcier sur la couverture et les traits de son visage.

Les mains frémirent d’abord, puis furent prises de tremblements de plus en plus violents que le chaman ne pouvait ou ne voulait pas arrêter. Pendant ce temps, sur son visage on aurait pu apercevoir, si on avait été en retrait comme Lewis, d’abord un rictus, puis des crispations du visage comme lorsqu’on souffre.

Pendant ce temps là les yeux restaient grand ouvert et fixes.

Puis les tremblements cessèrent comme ils étaient apparus, les crispations également et les yeux retrouvèrent leur mobilité. Mais cela avait bien duré un quart d’heure.

-« Le masque veut me parler, dit le chaman… c’est une histoire douloureuse ! Je vous demande de vous asseoir et de ne plus bouger. Je dois libérer la magie du masque et pour cela je vais ôter la couverture. Vous avez pu constater sa force et qui n’est pas pur risque de voir la magie contre lui.

A cette annonce Lewis bougonna quelques phrases incompréhensibles. Et les trois autres personnes s’assirent à même le sol, à côté du chaman… Ils essayaient de ne pas en perdre une seule miette. Wayni enleva délicatement la couverture tout en marmottant quelques incantations afin d’éloigner le mauvais esprit. Il la tendit à Jean-Louis qui était en l’occurrence son interlocuteur privilégié. D’abord parce qu’il le connaissait et ensuite parce que c’est lui qui avait ramené le masque. Il lui fit signe de la poser par terre.

Il se dégageait de la pièce de bois un je ne sais quoi d’inquiétant dans la pénombre du carbet. Le chaman prit un morceau d’encens et le jeta dans les braises de son foyer. Il se dégagea alors très rapidement une fumée blanchâtre dont l’odeur se répandit rapidement aux alentours.

Il se remit à chanter quelques phrases qui revenaient en lentes mélopées. Il imposa une nouvelle fois les mains directement sur la peau tannée. Contrairement à tout à l’heure, les mains ne remuèrent pas et restèrent au contact de la peau et du cuir. Jean-Louis, qui portait sur lui un dictaphone, le mit en route pour garder cet instant intact.

Les yeux du chaman se révulsèrent et on ne vit bientôt que deux globes blancs, d’autant plus impressionnant dans la pénombre. Il se mit alors à parler d’une voix qui n’était pas la sienne…une voix plus grave, et dans un dialecte que ne parlait pas Jean-Louis. Il saisissait ça et là quelques mots communs à la langue parlé dans ce village. Il y avait une grande tristesse qui se lisait sur le visage du chaman. Les mots parfois s’arrêtaient pour laisser place à un grand silence…un pesant et lourd silence…

Et puis à nouveau un flot de paroles ininterrompu, saccadé. Wayni parfois hochait la tête sous l’œil ahuri de Lewis qui décida d’allumer une cigarette. Il se leva pour prendre son paquet dans son sac à dos posé dehors. Péniblement il se traîna jusqu’à lui, se baissa et plongea la main dans la poche extérieur… Il poussa un nouveau hurlement ! Cette fois ci, il était la victime désignée d’un scorpion, qui avait élu domicile dans le sac, alors qu’il l’avait posé contre un tronc.

Le chaman sortit de sa léthargie et se précipita vers l’Américain. Cela commençait à faire beaucoup pour un seul homme et les diverses doses de poison absorbé allait le fatiguer…il le savait.
- « Pourquoi donc avez vous bougé ? Je vous avais demandé de ne rester en place… Il plaça un nouvel emplâtre sur sa main et lui fit absorber une boisson qui l’endormit dans les secondes qui suivirent. On l’installa dans un hamac où il ferait un somme.

Le chaman décida de consulter le chef du village. Il allait devoir s’absenter quelques jours pour remonter la Marouani jusqu’à sa source et s’approcher des Tumuc-Humac au plus près.
Wayni demanda à ce que l’on puisse écouter l’enregistrement. On réunit les hommes présents dans le village et Jean Louis met en route le dictaphone.

Une première écoute, dans un silence religieux, laissa les Indiens dubitatifs, les yeux écarquillés à la fois de surprise et de crainte. Tous avaient reconnu les intonations de celui qui parlait. C’était un grand chaman, disparu huit ans plus tôt, dans des circonstances troublantes. Il vivait aux sources de la rivière Marouani, avec les habitants de son village.

Ce matin-là, on l’avait vu quitter le village, un catouri sur le dos, un sabre d’abattis d’une main et son arc de l’autre. Il avait salué deux femmes qui préparaient le manioc pour en faire la délicieuse cassave, croisé des enfants qui jouaient à la chasse et discuté avec son frère. La forêt s’était refermée sur lui et depuis plus aucune nouvelle.

Son frère avait raconté qu’il partait chercher des herbes et qu’il serait de retour avant midi. Ce n’est que dans la soirée que le village s’était inquiété. Et lorsque les premiers ennuis avaient commencé, le chef avait sagement décidé de quitter le village. Cela faisait déjà trois semaines que le chaman n’était pas revenu et tout le monde le considérait comme mort. Sans doute avait-il été dévoré par un félin…

Le chaman n’était pas revenu…et il est fort probable que son esprit avait rejoint celui du masque pour le hanter... Les hommes du village et surtout Wayni en étaient persuadés… Lorsque Jean-Louis l’avait acquis, l’esprit avait tout fait pour attirer son attention. Jamais il ne l’avait mis en danger réellement ! Juste quelques bobos sans gravité. En revanche, il avait été irrité par le comportement de Lewis qui ne faisait que retarder l’expédition.

Wayni écouta attentivement la bande et comprit tout de suite la situation. Des soldats français avaient, il y a huit ans organisé une mission pour rouvrir un chemin entre Maroni et Oyapok, le sentier des Emerillons…

Ils s’étaient arrêtés au village pour y passer la nuit. Au matin, ils étaient repartis vers les monts, abandonnant leurs canots à la garde des Indiens. Le soleil était déjà haut lorsqu’une femme poussa des cris déchirants. Elle se frappait le visage et s’arrachait les cheveux à poignée. Elle venait de découvrir son mari dans un fourré, la gorge tranchée. Le petit sac de peau qu’il avait autour du cou avait disparu. Dans ce sac, il y avait sa dernière récolte de pépites, une bonne douzaine de belles et grosses pépites d’un or titrant près de vingt-quatre carats.

On avisa alors le chef du village et le chaman. Il fut entendu que le chaman et un homme, un guerrier partiraient à la poursuite des soldats et se renseigneraient auprès de leur chef pour connaître l’auteur de ce meurtre… Leur avance n’était que de trois heures. Le chaman savait pouvoir les rattraper avant la nuit…

L’or avait de tout temps attiré les Hommes Blancs ; les rêves d’un Eldorado avaient pris naissance dans cette région et pour lui on était capable de beaucoup. Le chaman le savait et ne comprenait pas pourquoi ce métal mettait tant de haine dans les cœurs.

Il savait tous le chemin que prendraient les soldats. La rivière et la forêt se confondent souvent dans cette région. On ne peut pas établir de carte précise des ramifications que les cours d’eau font la forêt étant trop dense. Mais pour quelqu’un qui a l’habitude, utiliser la petite pirogue courte et un bon sabre pouvait faire gagner des heures de marche dans ces zones marécageuses.

Pour rattraper le début du sentier des Emerillons, les soldats devaient d’abord grimper les Monts Tumuc Humac puis redescendre patauger dans la jungle au milieu des serpents, des sangsues et autre bestioles tombées des arbres mais surtout combattre le caïman qui aimait les marigots.

Le vieux chaman lui redescendrait la Marouani et récupérerait un de ses affluents qu’il remonterait jusqu’à retrouver les militaires. Il emporta avec lui son arc et quelques flèches et choisit comme compagnon de route l’homme qui vivait avec sa sœur. Puissant et racé, cet Indien là était à lui seul une force de la nature.

Il n’en fallait pas plus à nos deux indiens pour se mettre en route. Quelques armes traditionnelles suffiraient à se défendre contre les animaux sauvages.

La descente de la Marouani fut rapide et au confluent ils firent une petite pause pour vider l’embarcation de l’eau qu’elle avait embarquée. Ils évitèrent une barge, occupée à la recherche du métal précieux. Elles se multipliaient ces temps derniers et leur implantation inquiétait les populations indiennes mais aussi les autorités françaises.

A présent, ils remontaient la petite rivière lentement, pagayant à contre courant... il s’agissait d’éviter les rochers pour que la pirogue ne se retourne pas.

A la fin de la journée, le chaman décida de s’arrêter dans une petite crique, abritée du courant. Ils coupèrent quelques branchages pour se construire un carbet de fortune; la forêt en possédait de grandes quantités; on n’avait plus qu’à les recouvrir de palmes fraîches et installer son hamac... mais dans cette partie de forêt, il n’était pas passé grand monde depuis bien longtemps et tout avait été à faire. Ils profitèrent de la nuit proche pour pêcher quelques poissons...à l’arc naturellement. Ils étaient bien plus habiles ainsi qu’avec tout l’attirail d’un pêcheur européen...

L’arc wayana, en bois de rose, mesure la taille d’un homme; la flèche, elle, taillée dans un roseau fin mesure plus de deux mètres. Il faut voir l’adresse de ces hommes, fléchant des piraïs! La pointe de la flèche est un trident en fer, solidement fixé à l’aide de cordellettes très fines poissées.
La flèche tirée du bord, pénètre l’eau avant d’atteindre le poisson. Le chasseur doit tenir compte de la pénétration de la flèche, du déplacement du poisson et de sa position dans l’eau.

Le temps de faire un feu, de faire griller les deux poissons et d’attendre la troupe de soldats qui visiblement n’est pas passée... aucune trace de leur passage. Leur avance ne leur aura servi à rien...

La nuit fut calme et leur sommeil à peine dérangé par une troupe de crapauds buffles qui s’en donnaient à cœur joie. Ce n’est que sur le coup de midi que les militaires arrivèrent. On les entendait de loin; ils ne connaissaient pas le respect de la forêt et de son silence. Ils ne savaient pas non plus écouter les bruits signalant les dangers de la jungle.

Leur surprise fut totale et visiblement ils ne comprenaient pas pourquoi et comment ces deux Indiens étaient là devant eux. Le sergent-chef qui commandait le détachement s’approcha du chaman et lui dit:
- “ Comment avez vous fait pour arriver avant nous. Nous ne vous avons pas vu sur le chemin et...

- La forêt a des secrets qu’elle ne livre qu’à ceux qui la respectent et qui cherchent à la connaître...
Je voulais juste vous prévenir du drame qui est survenu dans notre village. Un de nos hommes a été retrouvé la gorge tranchée près du village. Aucun Indien n’aurait pu faire ça! Nous sommes un peuple pacifique et il n’y a eu aucun assassinat aussi loin que remonte notre histoire. Peut-être...

-Vous pensez réellement que c’est un de nous qui aurait pu commettre ce crime et voler...

Là, le chaman comprit de suite et le sergent chef aussi. Il venait juste de se trahir. La suite ne pouvait pas être connue de Wayni car l’histoire racontée par le vieux chaman s’arrêtait là.

La seule impression qu’il en retirait c’était une image...le bord d’une rivière, un arbre de haute futaie et un tertre de terre, recouvert de galets noirs et blancs. Wayni savait qu’il devait trouver cet endroit, il ne savait pas trop pourquoi... mais ça il le savait; il ne faisait que percevoir des sensations.

Il fut entendu que le lendemain matin, il referait le chemin parcouru par le chaman et qu’il retrouverait le lieu où ils avaient attendu la troupe de soldats. Ils laisseraient au camp le Texan, qui reposait dans un hamac transpirant de fièvre ; il confia à une femme du village le soin de lui administrer une boisson qu’il préparerait à son intention...

Ils laisseraient au village les lourdes pirogues pour des pirogues plus petites, plus maniables dans les entrelacs de lianes, d’arbres cathédrale de la densité de la forêt équatoriale. Une demi-douzaine d’Indiens accompagneraient leur chaman, Jean-Louis, Marc et Kurt.

Les fusils seraient nettoyés dans la soirée, et on se coucherait tôt pour partir de bonne heure.
Retrouver l’endroit qui coupe le sentier des Emerillons ne fut pour eux qu’un jeu d’enfant. Là où nos trois européens se seraient définitivement perdus, les Indiens eux, avaient réussi à s’y retrouver. C’était un ravissement de les voir choisir un bras de rivière plutôt qu’un autre, de s’enfoncer dans des taillis, sabrant les branches pour récupérer un lit de rivière plus large et plus tranquille.

Ils arrivèrent ainsi à une crique que le chaman reconnut de suite; un fromager en fleurs se dressait là. Son tronc gigantesque lui faisait dépasser les autres arbres d’une bonne vingtaine de mètres. On repérait à l’orée de la forêt, les vestiges d’un carbet dont la structure en wacapou avait résisté au temps...

Et là...

Et là, au pied de ce fromager se dressait une tombe, de grande taille, recouverte de galets noirs et blancs. Il n’était pas question d’exhumer le corps et le mystère demeurerait sans doute entier, encore pendant longtemps.

La rivière coulait là, lentement, dans ce coude, abrité des remous perpétuels que l’on avait l’habitude de voir ordinairement. Mais, à cet endroit, elle faisait trois larges méandres qui le ralentissaient. La couleur brunâtre de l’eau, due à la présence de latérite, tranchait avec les verts de la végétation et la limpidité du ciel bleu.

Par dessus les feuillages de la forêt toute proche, on distinguait les Monts Tumuc-Humac . Trois pics se dressaient dans le ciel bleu. D’où il observait la scène, Marc avait la curieuse impression de connaître ce paysage. Il chercha dans sa mémoire l’endroit où il avait bien pu voir ce paysage. Peut-être l'affiche d’une agence de voyage... sans doute même!

Wayni, quant à lui, resta longtemps silencieux près de la tombe. Il s’accroupit et toucha de ses mains les cailloux, comme pour les faire parler. Il resta de longues minutes puis il se redressa. Et là, il parla.

Jean-Louis connaissait bien Wayni pour l’avoir côtoyé pendant des mois. Il savait qu’il avait des visions du passé ou du futur, rien qu’en imposant les mains. Mais il n’en allait pas de même pour Kurt et pour Marc. L’un scientifique et l’autre policier... tous deux partisans de la logique et de la rationalité.

Ce qu’ils allaient entendre, ils devraient s’en souvenir encore longtemps...

J’ai pu voir, un arbre abattu et une berge et derrière le tronc une cavité et un corps un peu plus haut sur la rivière. Je suis persuadé qu’il s’agit de celui du chaman...

Marc se promit de demander l’autopsie du corps qu’il venait de découvrir mais aussi de retrouver les hommes de cette expédition. Il prit à toutes fins utiles quelques clichés de la tombe et des lieux environnants et traça sur une carte une croix pour indiquer le lieu de l’endroit où ils se trouvaient. Richay serait ravi d’avoir une nouvelle enquête!!!

L’expédition repris sa route, lentement, et cinq cents mètres en amont, ils aperçurent un tronc d’arbre comme l’avait décrit le chaman. Le temps de le sabrer sur les branches restantes et l’accès d’une petite grotte fut mise à jour. Il s’agissait à présent de chercher à l’intérieur... Ce ne fut pas bien difficile, car un corps en putréfaction, excessivement décomposé apparut.

La berge était molle à cet endroit et visiblement le corps n’était pas dans l’eau depuis longtemps. On l’avait sans doute enterré plus haut et un glissement de terrain, dû à l’érosion avait ramené le corps au niveau de la rivière. Les rochers proches avaient servi à la confection de la cavité.

On pouvait voir à la base du sternum, une balle fichée dans l’os. Wayni demanda beaucoup de précaution pour que le corps soit remonté, si possible en un seul morceau. En effet le squelette s’était figé, dans la position à genoux et le buste redressé...

Autour de son cou, le cadavre portait une amulette faite de peau et de crin. Cette amulette là, Wayni la connaissait... Il l’avait vue pendant ses jeunes années, lorsqu’il était dans le village de son grand-père. Ce dernier la portait avec fierté, comme on porte un bijou.

Les larmes coulèrent une fois de plus sur son visage mais cette fois ci il comprit la peine qu’il avait éprouvé dans son village. C’était le corps de son propre grand-père qu’il tenait là dans ses bras...

Il demanda à Jean-Louis si l’on pouvait le ramener dans le village abandonné, et si on pouvait lui faire une sépulture décente.

Il se souvint alors de ce qu’on lui avait raconté, alors qu’il n’avait que seize ans. Son grand-père, parti à la recherche de plantes, n’était jamais revenu de sa cueillette. Jusque là, il n’avait jamais fait le rapprochement... Mais les choses se mettaient en place doucement comme les pièces d’un puzzle.

Il comprenait mieux pourquoi, il y a huit ans il avait été investi d’une puissance divinatoire que seul son grand-père possédait. Il n’avait jamais soupçonné son grand-père de posséder les dons que lui avait à présent.

Il fut décidé de satisfaire Wayni, en tous points. Une pirogue rejoindrait le jour même les habitants de l’ancien village pour une cérémonie funèbre de grande importance.

De ce temps Wayni préparerait le corps, selon les rites indiens. Et qui savait lire les cœurs aurait pu décrypter sur son visage un sourire qui en disait long...

La nuit venait de tomber sur la forêt; les ombres des arbres tout proches s’étiraient sur le sol ; plusieurs petits feux auprès des carbets étaient allumés, et déjà des groupes silencieux s’étaient regroupés autour de chacun d’eux.

De nombreuses pirogues affluaient encore à cette heure avancée de la nuit, amenant des Indiens de tout le Haut Maroni. Toutes les familles étaient représentées, aussi bien celles du côté français que celles du côté Surinamien.
Certains groupes avaient franchis les monts Tumuc- Humac et venaient apporter leur soutien et leur tristesse à la famille du défunt.

Une agitation se fit, au bord du fleuve... les gens se rapprochèrent de la berge et l’on vit apparaitre un convoi funèbre... Trois longues pirogues avançaient lentement, remontant le fleuve. Les hommes pagayaient en cadence. Un silence se fit dans le village. Même les animaux respectaient ce silence. On n’entendait que les rames s’enfoncer dans l’eau...

Debout sur la pirogue de tête, un jeune homme, le crâne rasé, les deux bras ouverts, scandait une mélopée. Celle ci fut bientôt reprise, de façon sourde par les hommes d’abord, puis par l’ensemble des participants. C’était Wayni qui en signe de deuil s’était rasé le crâne. Il conduisait le deuil de son grand-père.

Les deux autres pirogues avançaient de concert. Entre elles, on avait disposé un plateau, fait de troncs liés entre eux. Là, trônait les restes du chaman; on aurait dit qu’il était assis; les jambes étaient camouflées par des feuillages et des fleurs. Les pirogues accostèrent et on descendit pour attraper cette estrade qui fut portée par les hommes présents.

Après des chants, de la musique, on conduisit le mort vers sa dernière demeure. Là, faisant face au fleuve on le disposa, avec son plateau et dans la position assise dans un vaste trou. On plaça des pots, des plats, des marmites en terre, remplis de colliers, de sa ceinture et de ses attributs de chaman; puis on referma la tombe. Le chaman avait trouvé une sépulture décente.

C’est à ce moment là que Jean-Louis sortit de son sac, le masque qu’il déposa sur la tombe.

Le chaman et le masque étaient enfin réunis dans la mort.

Les Indiens quittèrent le village laissant l’esprit du chaman reprendre possession des lieux. Wayni avait pris pendant cette cérémonie funèbre une importance aux yeux de son peuple, mais il avait surtout acquis des pouvoirs de son grand-père.

Il accueillit dans son propre village les trois hommes et retrouva le Texan endormi dans un hamac; un jeune Indien, assis sur un petit siège de bois, soufflait dans une flute une berceuse...

Les quelques jours qui suivirent ne furent que repos pour l’expédition. Chacun discutait l’évènement et il était clair dans l’esprit de Marc que l’histoire ne s’arrêterait pas là.

Une enquête approfondie sur la mort de ce chaman, sur les membres de l’expédition et sur cette balle recueillie dans la poitrine du défunt permettraient d’en savoir plus.

Wayni ne semblait pas intéressé par le sort du meurtrier de son grand-père...

Puis ce fut le départ... Les mains s’agitèrent encore longtemps sur le fleuve, avant que les pirogues ne prennent un coude et que le village ne disparaisse à leurs yeux.

Arrivés à Paris, Jean-Louis promit à Marc de garder le contact. Il sortit de sa boite aux lettres son courrier composé de plusieurs lettres et d’un petit paquet d’une dizaine de centimètres. Un médaillon guatémaltèque...

Dans la soirée, Marc l’appela au téléphone... On venait de retrouver un homme dans le Jardin des Plantes.

L’homme en question avait fait hurler de terreur un groupe de touristes. Lorsque la police s’était présentée et avait interpelé l’individu, elle avait eu du mal à contrôler un certain dégoût. Le médecin, convoqué de toute urgence constata avec eux l’effroyable impression qu’avait eu les touristes.

L’homme n’avait plus de visage... Les formes avaient disparu. Il ne pouvait plus parler, ne voyait plus et à terme était condamné... Il n’avait qu’un seul signe distinctif qui pouvait permettre de le reconnaître: son tatouage sur l’avant-bras...

Cette fin semblait satisfaire Marc; il se rappela le sourire de Wayni mais il ne comprit pas pourquoi Jean-Louis paraissait inquiet...La pluie tomba toute la nuit.

Jean-Louis venait de s’endormir sur le canapé.La pluie froide de novembre avait assombri le ciel ; on aurait dit qu’il faisait nuit.

FIN

2 commentaires:

Brigetoun a dit…

grand souvenir d'avoir suivi le feuileton

Ariaga a dit…

Je m'excuse, je suis souvent venue voir si tu donnais des nouvelles et puis j'ai abandonné car j'avais moi même un peu de mou dans les voiles. Je vais retire ton blog des braises pour le remettre à nouveau dans l'athanor. Amitié fidèle en souvenir de Marie.