lundi 4 juin 2007

une poule sur un mur

A la demande de Milady qui a toute mon affection

Une poule sur un mur.... qui picotait du pain dur ...
(sur une idée originale et avec l’aide précieuse de Marie. L)








jeudi 15 mars 2007
une poule sur un mur (1)
Une poule sur un mur

Je voudrais ici rendre hommage à une grande dame qui portait si bien et si haut le pseudo de Milady. Nous jouions avec les mots voici trois ou quatre ans et nous rebondissions sur des histoires lancées par l’une ou l’autre… Frangine, à l’époque tu m’avais coincée lorsque je t’avais répondu que ce n'était pas une poule. Moi qui ne connaissais pas l’Alsace j’ai appris à la découvrir, grâce à toi, ce qui m’a permis d’écrire une suite. Nous avons même été la voir cette fichue chapelle. Appelons ça un conte pour enfants ! Merci à toi Marie…Tu n’en as jamais connu la fin, j'arrêtais souvent mes histoires en cours ; je me dois d’aller au bout aujourd’hui…pour toi et pour tous ceux qui voudront suivre.



- « Une poule sur un mur… »
- Attends Milady, tu sais bien qu’il ne s’agissait pas d’une poule !

Mais toi, ô lecteur, je te dois la vraie histoire de ce volatile…

Voilà, nous sommes en 1914…en septembre 1914…c’est la fin de l’été. Nous sommes à Stosswihr, petit village alsacien de la haute vallée de la Fecht… Le mur oui, il existe, en ruine certes mais il est bien là, d’ailleurs regardez !



Il existe bien ce mur; d’accord il est défraîchi et à l’heure où je vous parle... mais n’anticipons pas !

Sur ce mur, donc, la comptine aurait voulu placer une poule, car plus réelle pour les petits Français, plus proche du monde paysan ! mais la réalité est toute autre.L'Alsace d'alors est allemande et dans le coeur des Alsaciens sommeille toujours un Français.

A Stosswihr, vivait une petite, fille, notre cousine, rappelle toi Milady !
Rappelle-toi de cette fillette aux cheveux fins et dorés. Sa maman, notre tante, lui faisait toujours des tresses qu’elle reprenait en les lui attachant en diadème sur le front. On la voyait courir, en sabots, dans les prairies verdoyantes de la vallée, sa jupe rouge garance bordée d’un large ruban noir, son petit tablier blanc fraîchement repassé et son foulard jeté sur un chemisier blanc.

Elle délaissait l’école ou la marcairie* de son père pour aller au moulin à huile de noix du village.Là, assise dans un coin, sans rien dire, elle regardait la grosse meule de pierre tourner inlassablement, broyant les cerneaux et laissant couler le précieux liquide.


*marcairie : ferme où l’on fabrique le munster



Bonne journée à tous! BBBB Frangine que cette historiette et ma pensée t’accompagnent aujourd’hui.
Publié par Muse à 00:47 13 commentaires
Libellés : nouvelles






Dans la pénombre du moulin, à quoi pouvait penser Odile les jeudis de son enfance... Elle n'aimait pas l'école, non pas ce que l'on apprenait, encore que, mais le fait de rester prisonnière entre quatre murs, sans pouvoir donner à son corps la liberté qu'offrait la nature environnante...Elle adorait dessiner et partait souvent sur les bords de la tourbière ou sur les berges de la Fecht, paisible et petite rivière pour y surprendre de quelques coups de crayons les insectes, les oiseaux, les fleurs des champs...

Il est vrai que dans cette école on apprenait une langue qui n'était pas la langue maternelle;à la maison le père d'Odile se faisait un devoir de parler le français...à l'école on nous imposait la langue allemande, t'en souviens tu Milady? et tu souviens tu comme Odile détestait cela.
Tout dans la classe était fait pour nous rappeler l'annexion de l'Alsace à l'empire allemand de Guillaume II, nous faisions partie de l'Empire elle était même devenue un Reichsland...



La carte de géographie dont les contours nous incommodaient, cet alphabet que nous répétions inlassablement et jusqu'aux dates historiques que nous devions apprendre par coeur...et surtout pas le droit de parler le français…non ! non !… avec le recul des années je la comprends notre Odile.
vous étiez assises côte à côte sur ce banc d'école en bois brut et grossier. Il sentait bon la cire et gare à qui faisait couler l'encre violette de l'encrier. Plus jeune que toi, je me tenais dans une autre section, de l'autre côté de la classe.
Je te buvais des yeux et je regardais cette fille avec admiration. Je considérais surtout son arrogance face à ce maître qui cherchait à lui faire oublier qu'elle était française.


Rappelle -toi nous étions en mai 1914;tout le village célébrait le mois dédié à Marie, la Vierge;on pratiquait d'autant plus qu'elle était Reine de France...il fallait voir la ferveur durant les processions où les hommes chantaient d'une voix poignante ce cantique où cette Vierge les rattachait plus que jamais à leur France, celle qu'on leur avait enlevée depuis qu'un empereur français avait joué et perdu contre un empereur allemand...



Ce jour -là, la procession montait vers le calvaire situé près du bois du père Eugène; le prêtre avec son encensoir et ses enfants de chœur habillés d'une aube rouge, les porteurs de la statue venaient derrière et les hommes vêtus de sombre chantaient plus fort que d'habitude;suivaient les femmes et le enfants; et nous avions vu Odile quitter la procession... Sa maman, la Marie, lui avait bien fait signe de revenir mais nous ne l'avions pas revu de l'après midi. Nous l'avions vu disparaître sur un chemin herbeux qui redescendait vers le village. Nous avions su bien après pourquoi elle était partie en cachette de tous.

Elle avait aperçu derrière un fourré un jeune volatile, un cigogneau tombé du nid et dont elle allait s'occuper.

La petite cigogne avait sans doute envie de vivre; elle accepta tout de suite les soins que lui prodigua la petite Odile qui du haut de ses dix ans affichait une maturité bien grande.

C’ était la fierté de son père, Théophile dont la ferme se situait sur les hauteurs du village.


Odile avait décidé le jour même de sa découverte d’imposer son volatile à la maisonnée. Son papa lui passait tout et ce jour là il ne lui demanda qu’une seule chose, celle de s’en occuper jusqu’à ce qu’elle soit
assez grande pour la relâcher. Il ne voulait pas que cela interfère sur son travail à la ferme et sur celui de l’école ;elle lui fit une promesse solennelle.


Seule Marie, sa maman était hostile à cette adoption, non pas qu’elle ne crut pas sa fille capable d’élever l’oiseau mais car elle se doutait bien que sa fille ne pourrait pas l’aider aussi efficacement qu’avant ayant les soins de l’animal à effectuer. Elle comptait sur elle pour l’aider dans les taches ménagères, mener les bêtes au pré et garder les petits frères.

La cigogne acceptait toute la nourriture que lui donnait Odile. Elle lui donnait du pain trempé dans du lait et elle complétait le régime alimentaire par des graines qu’elle puisait dans l’alimentation des poules. Cela semblait lui réussir car il grossissait de semaines en semaines. Pendant les mois de classes, elle le laissait dans le poulailler où il s’accommodait avec les oiseaux de la basse-cour, mais sitôt qu’elle rentrait à la maison, elle le délivrait et elle allait se promener. Le cigogneau marchait derrière elle sur ses longues pattes frêles et fluettes, d’une démarche mal assurée.

Souviens toi Milady ce que nous avons vu ce jour- là ? Nous allions chercher le lait et le munster chez oncle Théophile et nous arrivions vers les ruines de la chapelle du Schweinsbach, toutes proches de la marcairie.

La voix d’Odile attira notre attention ;elle chantait cette comptine que nous avions apprises récemment : « Une poule sur un mur…qui picotait du pain dur… picoti picota…lève la queue et saute en bas… » C'était le curé de la paroisse qui nous l'avait chantée en cachette, fier qu'il était d'apporter sa contribution à notre culture française. Sa façon à lui de résister et de préparer le retour de l'Alsace dans le giron de la France.

Rappelle toi nous avons chanté en écho, cette chanson qu’elle alors que nous ne voyions pas encore notre amie…et lorsque enfin elle apparut à nos yeux…

Le spectacle qui s’offrait à nos yeux tenait de l’irréel… Le long d’un pan de mur, Odile sautait sur une jambe en martelant la chanson, scandant chaque syllabe en les détachant bien et frappant des sabots en même temps sur les dalles…Cela ralentissait la comptine et nous avions attrapé son rythme sans comprendre le pourquoi…Quand soudain nous vîmes le cigogneau, il n’avait guère qu’un mois, nous étions tout juste à la mi- juin. Je m’en souviens car nous n’allions plus guère à l’école, étant occupées dans les champs, à la moisson qui venait tout juste de commencer.



Il suivait notre amie en sautant d’une patte sur l’autre en cadence… Arrivée au bout du mur, elle s’arrêta, se retourna et nous fit un large sourire. La jeune cigogne s’arrêta à son tour et nous regarda droit dans les yeux puis lorsque sa crainte disparut, elle fixa à nouveau Odile… Odile sauta en bas du mur et vint à notre rencontre. Après un échange de baisers cordiaux, elle sortit un bout de pain rassis de sa poche et se mit à l’émietter sur le mur. L’oiseau ne bougeait pas… Elle se retourna de nouveau vers nous en mettant son index sur sa bouche…

Puis elle repris sa chanson à allure normale ; Nous, nous étions médusées, t’en souviens-tu Milady ? Un spectacle hallucinant ! « Une poule sur un mur…qui picotait du pain dur… picoti picota…lève la queue et saute en bas… » Et là nous découvrions ce que pouvait être la fusion entre un oiseau sauvage et libre et une fillette…Elle picorait le pain qu’Odile venait de lui déposer ; elle avait attendu que l’enfant se mette à chanter pour le faire et lorsque la comptine s’arrêta, elle sauta en bas du mur pour aller se réfugier dans ses jambes…

Nous avions le souffle coupé. Elle nous raconta que tous les jours elle passait des heures avec son oiseau et qu’une grande complicité s’était créée entre elle et lui ; à tel point qu’elle ne pouvait plus faire un pas sans que la cigogne en fasse un elle aussi. Le matin, c’était amusant de la voir mener les quelques vaches qui leur assurait le lait ainsi qu’aux gens du village dans le pré voisin… La cigogne suivait ! Même les chiens du troupeau s’étaient habitués et ne disaient plus rien. Odile avait su les convaincre de ne pas toucher à sa nouvelle amie.

Il fallait bien qu’on lui trouve un nom à cette cigogne ? Donner un nom à un chat ou à un chien, rien de plus facile, tout le monde vous le dira ;mais allez donc donner un nom à une cigogne ? Odile profita de notre présence pour proposer des noms…
- « Schtèrkla ! » ai- je dit !
- Un peu trop facile de l’appeler cigogneau, m’as tu dit Milady, t’en souviens tu ?
- Biawala ! as tu ajouté…
- Mais il ne restera pas « gamin » tout le temps…et puis c’est peut-être une fille …?
- Alors appelons le Maïdala
- Finala dit Odile…
- Non c’est le nom de ma tante Joséphine… pourquoi pas Mokala ???
- Et Schatzala !!!ce serait joli, cela lui va si bien !!! »



Odile réfléchit en regardant sa cigogne et nous dit d’un air sérieux…je veux l’appeler Fraïhaït… Nous l’avions regardé à la fois surprises et manifestement impressionnées par ce nom…Pourquoi ? Notre pauvre Alsace, bien que l’Allemagne de Guillaume lui fasse les yeux doux, rêvait toujours de réintégrer la France..

Finalement ce sera Fraïhaït, liberté. Liberté pour cette Alsace que nous aimons tant et qui vit sous le joug de l’Empire allemand et de son kaiser, liberté pour cet oiseau aussi à qui Odile n’a mis aucune chaîne et qui a choisi de la suivre librement.

D’ailleurs dans les jours qui suivirent, elle fit ses premiers essais. Odile nous demanda de la rejoindre en ces premiers jours de vacances près des ruines de la chapelle. Le numéro de la comptine était maintenant bien rôdé. La cigogne avait grandi et acceptait de se laisser prendre. Odile pouvait même lui caresser les plumes sans qu’elle ne dise rien.
Nous partîmes ce jour- là tous les quatre à la queue - leu- leu en direction de la tourbière toute proche.


* Schtèrkla cigogneau ; Maïdala fillette ; mokala douce ; finala Joséphine ;Biawala gamin ; Schatzala trésor


Odile marchait devant, tu me donnais la main, tu t’en souviens Milady et derrière nous marchait Fraïhaït, la tête droite, le col bien droit…Il n’avait plus peur de nous, il nous reconnaissait et même si nous ne pouvions le caresser comme le faisait Odile, il se laissait approcher.

Bientôt nous arrivions vers la tourbière…Là, un petit monticule de terre allait servir de piste d’envol à notre cigogne ; je me l’étais appropriée un peu… Notre amie l’invita à monter en l’appelant puis elle lui pris ses ailes encore pressées contre le corps et les lui ouvrit. La gêne qu’éprouva Fraïhaït fit qu’elle se mit à battre des ailes de toutes ses forces et elle sentit pour la première fois ses pattes se soulever du sol Odile s’éloigna alors un tout petit peu et tenta de lui montrer avec ses bras un battement. La mimique qu’elle fit surprit l’oiseau qui la regardait fixement. Comprit-elle ce qu’on lui demandait ? toujours est –il qu’elle recommença à battre de ses ailes et cela lui fit faire quelque pas…Mais le vol ne semblait pas être pour tout de suite.

Odile la prit alors dans ses bras et la lança en l’air…pas très haut car le cigogneau devait peser entre trois et quatre kilos. Mais cela suffit pour le voir ouvrir ses ailes , les déployer et commencer à ramer de toutes la longueur de la ramure. Elle fit alors une dizaine de mètres et se reposa sur le sol.

Cela fut suffisant pour lui permettre de comprendre qu’elle pouvait y arriver seule. Elle se mit alors à secouer ses ailes violemment, encore plus que précédemment , fit quelques pas de courses et releva insensiblement ses plumes de la queue pour favoriser le décollage… et là surprise pour elle et émerveillement pour nous elle partit en direction du petit lac. Elle prit de l’altitude puis redescendit tout doucement vers nous et vint à nous raser. On aurait pu voir briller dans ses yeux une immense joie.

Et nous, notre bonheur ce jour là fut immense. Nous avions pris l’habitude depuis un bon mois d’assister à toutes les performances de Fraïhaït. Elle venait à présent manger dans la main d’Odile ; elle savait se déplacer sur le côté ; elle savait venir se percher sur son épaule à un toucher d’épaule, main gauche épaule droite.

Elle dut le comprendre notre joie à nos cris de bonheur car elle refit plusieurs passages s’éloignant vers l’étang puis rasant la cime des arbres, s’éloignant vers le village et allant se poser sur son clocher. Puis reprenant son envol elle s’élevait très haut dans le ciel et revenait vers nous où elle se posa en douceur.

A partir de ce jour, nous ne la vîmes plus , pour se déplacer d’un point à un autre, qu’utiliser les airs. Et à compter de ce jour, elle resta moins souvent dans le poulailler familial ; elle s’y réfugiait le soir et faisait envie à toute la basse cour qui la considérait comme une privilégiée…

Nous avions vu chez l’oncle Théophile une affiche qu’il avait eu l’année précédente par un colporteur de Mulhouse que la France et les Français parlaient de faire revenir l’Alsace et la Lorraine dans le giron français.



Nous savions en écoutant parler les anciens que quelque chose de grave allait se passer mais nous ne savions pas quoi. On avait entendu dire fin juin qu’un archiduc autrichien avait été tué…Un mois environ avait dû s’écouler …on ne pouvait pas dire, tant nous étions absorbé par les progrès de la cigogne.

Notre père, Edouard, ce soir-là parlait fort avec son frère Théo ;il lui expliquait que Jaurès n’aurait pas dû mourir, pas ainsi.. Quand soudain, , nous apprîmes que le Président de la France , monsieur Poincaré, décrétait la mobilisation générale. Mais ici nous n’étions pas en France… ! nous étions une lointaine province de l’Allemagne et il faudrait que nos soldats se battent contre l’armée française, ou s’enfuir pour combattre avec les Français contre les Allemands...et donc probablement contre des frères, des parents, des amis ! Et ce furent à nouveau de grands discours, des verbes hauts, des éclats de voix…Ces deux là avaient du mal à s’entendre…un mot dans leur bouche nous faisait peur, tu t’en souviens Milady, le mot « Guerre !!! » j’avais envie de retourner me coucher sous les couvertures , les pieds bien au chaud sur la brique que Maman avait mise dans le Kachelofe de la Stub et les draps bassinés ; me remonter les couvertures sur la tête et me recroqueviller comme j’avais l’habitude de le faire les nuits d’orage…

Nous dormions ensemble, dans le même lit, t’en souviens tu ? Te souviens- tu comme les hommes de la maison parlaient fort ce soir là dans la Stub ! Nous avions du mal à trouver le sommeil tant nous n’étions pas habituées à entendre notre père et notre oncle parler avec autant de passion…Les mots Allemagne, France, guerre, Kaiser, armée revenaient souvent…

Le lendemain matin, lorsque nous nous sommes levées, pour prendre notre déjeuner, nous avons trouvé notre mère en larmes, se tenant la tête entre les mains, les coudes appuyés sur la lourde table de ferme. Elle sanglotait…Je me suis approchée et lui ai déposé un baiser sur ses joues humides de larmes ; elle m’a regardé, a essuyé ses yeux et m’a redue le baiser que je venais de lui donner. Puis elle m’a prise sur ses genoux et à cet instant toute trace de peine avait disparu. Elle nous servi un grand bol de lait et une tartine de pain noir sur laquelle elle nous mit du beurre et de la confiture, cette bonne confiture de mirabelles que nous avions fait l’année passée.



Ensuite, elle s’assit en face de nous et son visage se referma ; On sentit qu’elle voulait nous dire quelque chose d’important. Nous fîmes silence et elle parla. Elle nous expliqua qu’en ce deux août 1914, la guerre est imminente et les hommes ont été mobilisés ; ils viennent de partir pour Colmar, dans une caserne pour y prendre l’uniforme allemand. Elle nous expliqua combien la guerre était injuste, combien leur père souffrait de devoir endosser cet uniforme et qu’à tout prendre il aurait préféré porter l’uniforme bleu horizon de l’armée française. Mais que déjà dans le village on les avait recensé et qu’il ne pouvait pas faire autrement.

Ce jour là, nous sommes allées voir Odile comme nous le faisions depuis le début des vacances. Elle nous attendait près des ruines avec la cigogne et elle nous informa que son père, notre oncle était parti pour Colmar lui aussi. Fraïhaït nous regarda toutes les trois si tristes, qu’elle se mit à mimer la comptine « une poule sur un mur en marquant bien les pas »…mais le cœur n’y était pas nous étions bien tristes… Elle prit donc son envol et se dirigea comme à son habitude vers le village où nous la vîmes se poser sur le clocher de notre église.

Ils avaient rejoint chacun leur régiment d’affectation . Papa était incorporé au quatorzième régiment Kurmärkisches Dragoner quant à oncle Théophile il était au 171ème régiment d’infanterie, Ober-elsässiches. L’Allemagne allait déclaré la guerre à la France le 3 août 1914.

Pendant quelques jours, on ne peut pas dire que l’ambiance de la maison fut au beau fixe. Maman Reinilde était soucieuse, on en comprit les raisons que bien plus tard. Elle passait son temps au ménage et aux travaux de la ferme. Des soldats passèrent dans les jours qui suivirent pour réquisitionner nos deux chevaux. Les travaux des champs ou nos déplacements vers la ville ne pourrait plus se faire comme avant.

Les journées d’été pourtant furent soudain assombries par les nouvelles de cette guerre… Nous étions bien petites pour tout comprendre et ce n’est que plus tard que nous comprîmes les enjeux de ce qui se tramait par chez nous…

La France souhaitait avant tout récupérer les Provinces perdues et elle avait prévu un plan d’attaque bien avant la guerre pour récupérer au plus tôt l’Alsace et la Lorraine. Elle concentra donc ses troupes dans ce secteur. En face d’elle le quinzième corps d’armée… Pendant ce temps, les troupes stationnées à Colmar quittèrent la ville ; avant de monter au front, notre père et oncle Théophile vinrent au village faire leurs adieux …



Lorsqu’il apparut au bout du chemin , nous les reconnûmes tout de suite…Nous étions justement avec cousine Odile et Fraïhaït ce jour-là… Nous étions souvent ensemble, car nos mères préféraient nous tenir éloignées de la politique, de la guerre, des soucis et de leurs larmes…

Qu’il était beau Papa dans son uniforme de dragon… un uniforme bleu ciel avec des revers noirs et sur son épaule un chiffre, le 14 en jaune. Nous nous sommes précipitées dans ses bras.

Ils nous a soulevées de terre comme si nous ne pesions pas plus lourd qu’un ballot de linge et nous l’avons embrassé, t’en souviens tu Milady ?



Oncle Théophile lui portait l’uniforme feldgrau et le casque à pointe…Il enleva Odile dans ses bras et la lança en l’air. Elle était si fluette ; la cigogne craqueta plusieurs fois comme si elle voulait se moquer de la situation.




Elle avait pris l’habitude de participer à sa manière aux réjouissances et ce n’était pas la première fois que oncle Théo et elle cabotinaient ensemble. Il lui était arrivé souvent de l’imiter et elle lui renvoyait les mêmes cris…

Nous sommes rentrés chez la tante Marie et l’oncle Théophile. Dans la Stub de la marcairie les hommes s’assirent autour de la table et la tante sortit une bouteille de schnaps et deux verres…Ils parlèrent de leurs premiers jours en caserne et de leur probable départ de Colmar. On les attendait dans les Ardennes du côté de la frontière belge mais ils ne savaient pas trop bien exactement où ils devaient atterrir…

Nous, les enfants, nous ne comprenions pas trop. Nous étions quelque part fascinées par ces uniformes que portaient nos pères et la dignité que conférait l’uniforme. Mon père parla un moment de quitter l’armée allemande pour rejoindre les troupes françaises à la première occasion…Oncle Théo parla à son petit frère avec la fermeté qui convient lorsque l’on veut se faire comprendre : « Bon sang de bois de rennes !!! tu ne vas tout de même pas déserter ! tu risques sûrement d’être fusillé, de faire courir des risques à la famille. Sois donc raisonnable » L’ambiance était morose et vraiment trop sérieuse pour des enfants et nous ne comprenions pas tout. Nous rigolions cependant à l’expression légendaire d’oncle Théo !!! T’en souviens –tu Milady ?

Aussi nous sommes ressortis afin de jouer un peu avec Fraïhaït dans la cour… Elle nous attendait sur le toit de la ferme où elle avait commencé à faire un nid pour être proche d’Odile.. En deux mois il s’était tissé entre eux deux des liens très étroits. Odile ne pouvait pas faire deux pas sans être accompagnée de son amie ;c’était même drôle de voir la petite fille courir dans les prés en étant sans cesse poursuivie par la cigogne ;même lorsqu’elle allait acheter le pain de la maisonnée au village, l’oiseau la suivait et se posait devant la porte de la boulangerie. Lorsque Odile en sortait, elle donnait toujours un petit morceau de pain dur que le boulanger ne manquait pas de lui donner. Ces deux là faisaient vraiment une sacré paire connue dans tout le canton…

Un jour, Odile lui appris à apporter des messages d’un point à un autre. Elle écrivit un message sur un bout de papier. Elle le fixa à l’aide d’un bout de laine sur une de ses pattes afin de ne pas la blesser et nous l’envoya ; nous nous étions placée près des ruines de la chapelle. En un instant, Fraïhaït était sur nous et nous délivrait le message. Et là nouvel éclat de rire : Odile avait écrit l’expression favorite de son père…Nous l’entendions encore !!!


Dans les jours qui suivirent , ce qui n’avait été qu ‘un jeu devint très vite un entraînement comme le font les colombophiles du Nord de la France. Odile avait déjà vu faire avec le pigeons voyageurs. Elle appliqua donc la même technique.

Elle s’éloigna donc de la maison avec la cigogne, en direction de la tourbière qu’elle dépassa. Puis elle me demanda de la tenir un instant, le temps qu’elle retourne chez elle. Fraïhat avait pas mal la connaissance du terrain, puisque de la tourbière, elle avait l’habitude de venir survoler la maison de l’oncle et le village. Aujourd’hui, pour la première fois, je pouvais la caresser, et le premier contact ne me plut pas. Il me semblait que les plumes étaient plus douces que ça ; je m’imaginais la douceur du duvet ; au lieu de ça la rudesse des rémiges me surpris…

Tu te rappelles Milady ce qui s’est passé lorsque tu m’as dit de la lâcher ? Elle est partie , courant d’abord sur ses longues jambes, puis elle est montée droit dans le ciel, en déployant ses longues ailes, puis elle a semblé prendre un large virage, décrivant un large cercle au-dessus du temple protestant, avant de repiquer sur les ruines de la chapelle du Schweinsbach… Nous étions reparties en courant retrouver Odile et nous l’avions vu assise sous le noyer, près de la maison…Fraïhaït près d’elle , récompensée par un morceau de pain…

Et c’est à ce moment là que nous avons entendu un roulement dans le lointain que nous avons d’abord pris pour de l’orage. Mais le ciel était pur ce jour là ! On tirait au canon en réalité ; cela ne faisait guère plus d’une semaine que la guerre avait été déclarée et elle était la aux portes de notre village ; là pas loin …peut être derrière la colline. Et je me suis serrée dans tes bras, la peur sans doute mais aussi la pensée pour notre père qui devait être tout proche de ce bruit assourdissant. A présent on distinguait nettement le bruit de ces machines infernales. Nous ne savions rien de la guerre…nous n’avions pas vu ni les dégâts matériels ni les premiers blessés ou morts.. Notre pauvre papa, si loin de nous et notre maman qui n’en finissait pas de pleurer… Nous avons salué notre cousine et notre tante et nous sommes rentrées en courant à la maison.

Le vieux garde-champêtre était à la maison ; maman l’avait fait asseoir sur une chaise et lui offrait à boire. Nous nous sommes approchées d’elle et nous l’avons embrassée. Puis je me suis serrée contre elle et nous avons écouté ce que disait le vieil Eugène.

Les tous premiers jours de la guerre des troupes étaient rentrées en Alsace et avaient commencé à piller et à brûler des maisons ; des villages étaient en flammes…


Tout en sirotant son verre de schnaps, le père Eugène prenait son temps pour nous raconter les derniers évènements…Pour l’instant, il ne s’agissait que de colportage et personne pour confirmer ou infirmer les dires du vieil homme. Il nous disait qu’une patrouille de soldats ennemis avait franchi la frontière dans les environs de Dannemarie et que les premiers affrontements avaient déjà fait une victime, le caporal d’un poste frontière ; que les troupes françaises se rapprochaient de l’Alsace dans le but de reconquérir les deux provinces perdues.

Depuis le huit août, les Français seraient rentrés dans la ville de Mulhouse. Il nous raconta que les Allemands avaient abandonné la ville ; ils étaient préoccupés par les positions qu’ils tenaient sur la frontière belges et dans la Moselle. La ville de Metz, place fortifiée, avait été l’objet d’une attaque en règle des troupes aux pantalons rouges…


Et tout ce qu’il nous racontait nous le savions …puisque la guerre était à nos portes. Le canon s’était rapproché et des troupes tentaient de rejoindre Colmar. Nous savions que beaucoup de cols des Vosges étaient tenus par la France.

Maman lui demanda, la voix angoissée : « Dites voir père Eugène, savez vous quelque chose sur les troupes engagées près de Metz ? Où se trouve donc la septième armée ?


Alors, le visage du vieil Eugène se ferma. Il lissa ses longues moustaches fournies et regarda ma mère avec l’air de la supplier de changer de sujet… C’est que dans le village, peu d’hommes et de femmes ne souhaitaient pas le retour des Provinces dans le giron français ;beaucoup d’hommes s’étaient engagés dans l’armée française. Mais la grande majorité avait dû rejoindre les régiments stationnés à Colmar. Et de Colmar, ils étaient partis sur le front belge. Colmar s’était vidé de ses troupes en quelques jours devenant ainsi une base arrière où les troupes fraîches arrivaient pour monter au combat dans les Vosges mais aussi sur Metz, pendant que d’autres descendaient se reposer…

Comment pouvait-il parler à la fois des troupes françaises dont il souhaitait ardemment la victoire et des troupes allemandes dans laquelle étaient engagés la plupart des gens de sa famille… ? Beaucoup d’entre eux avait rejoint le quinzième corps d’armée, lequel appartenait à la septième armée allemande. Ces troupes étaient stationnées à Colmar avant la déclaration de guerre et les hommes en âge de prendre les armes avaient dû se rendre dans les casernes de la ville pour y être incorporés.

Il joua de ses doigts noueux qu’il entrelaça , se les tordant en tous sens…Il repris une gorgée du tord boyaux et se racla la gorge pour s’éclaircir la voix.

- « Tu sais Reinilde, je crois qu’ils sont au nord de Strasbourg, entre la ville et Neu- Brisach. De ce côté les combats ne sont pas violents ; leurs troupes ont un rôle plus défensif!!! Rassure –toi ; ils sont un peu protégés pour l’instant… »

Te souviens tu Milady comment notre Maman a accueilli cette nouvelle ? Je l’ai senti frémir sous son tablier, elle a fermé les yeux et a remercié l’Eugène. Toi tu t’es rapprochée de nous et tu m’as serrée fort dans tes bras ; laquelle de nous deux avait donc le plus peur ? on n’aurait pas pu le dire à cet instant, les combats semblaient proches…

Une nouvelle salve de canon retentit dans le lointain et je me serrais encore plus près de maman tant j’avais peur. C’est à cet instant que nous avons entendu frapper à la porte. Odile arrivait accompagnée de sa cigogne.

Nous sommes sorties toutes les trois. Fraïhaït semblait fortement dérangée et nerveuse du fait du grondement incessant des batteries de 75 qui se déchaînaient. Notre cousine avait prévue poursuivre l’entraînement de son oiseau sur des distances plus longues sans se soucier de cette guerre, se disant que la cigogne saurait bien éviter les tirs des soldats. Pourtant là ça canonnait fortement dans la direction des Vosges ;les cols de la Schlucht et du Hohneck semblait faire l’objet d’âpres combats. Ce jour là il était décidé de faire parcourir cinq kilomètres en vol direct à Fraïhaït. Et de lui faire franchir une vallée…Nous sommes parties à travers la forêt en direction des cascades du Stolz Ablass et nous sommes allées jusqu’au collet du Schaeferthal et c’est de la tourbière de l’Etang noir de Frankenthal que nous avons lâché la cigogne ; mais là Odile avait décidé de rester avec nous car la distance pour rentrer devenait trop importante ; elle avait décidé de faire la route avec nous et de confier la tache de la récupérer à notre oncle. Nous la vîmes s’envoler dans les airs, moins haut qu’avant et passer au-dessus de la crête, pour disparaître derrière la barre rocheuse et plonger vers le village.
Nous sommes reparties en chantant notre comptine préférée : »Une poule sur un mur qui picotait du pain dur… » Nous avons cueilli quelques myrtilles dans les bois et nous sommes rentrées.
Le papa d’Odile nous attendait à la ferme, la cigogne elle avait semble-t-il délivré son message et était perchée à nouveau sur le toit de la maison.

- « Alors les filles comment se passe l’entraînement de votre animal ?
- Bien Papa répondit Odile… Aujourd’hui nous l’avons lâchée de Frankenthal et nous l’avons vu distinctement, elle ne monte plus haut dans le ciel comme au début. Elle répond bien à son nom et elle vient quand on l’appelle…
- Montre moi ça lui dit l’oncle Théophile ! »

Marie appela Fraïhaït qui releva la tête et qui se redressa dans son nid de branchages. Elle vit se poser à quelques mètres de la fillette. Puis elle s’approcha en claudiquant de notre cousine et vint se placer à côté d’elle ; son père fut époustouflé , et Odile inquiète de voir sa belle cigogne boiter bas.

- Papa regarde? pourquoi boite-t-elle?
- Laisse moi voir! Regarde ce n'est rien, elle a juste une écharde dans sa patte...Attends je vais la lui ôter... Tiens moi la et de ce temps je vais faire ce qu'il faut.

Fraïihaït se mit une fois encore à claqueter lorsque Odile l'attrapa par le corps et lorsque l'oncle Théophile lui enleva une épine de sa patte droite... Mais aussitôt lâchée elle fit quelques pas pour s'éloigner et revint vers celui qui venait de la guérir….



Elle approcha son long bec et vint le poser dans la main rugueuse de l’oncle Théo. Tous les deux se regardèrent comme s’ils se comprenaient… Et l’oncle vint poser sa main gauche sur la tête de l’animal qui se laissa caresser la tête. Et de sa voix grave, il s’adressa à toi, t’en souviens-tu Milady ?



-Avec ta sœur vous restez manger à la maison ; vos parents doivent venir pour midi. Allez aider votre tante, vous ne serez pas de trop….

Il était neuf heures et notre tante avait préparé le Sur la table, elle avait disposé un journal ouvert, il s’agissait de l’Illustration du 23 mai 1914, ; en me mettant sur la pointe des pieds je pouvais voir un article sur Colmar… La tante sortit des couteaux et nous nous assîmes sur les bancs placés sur les grand côtés de la longue table rectangulaire. Là une pile de pommes de terre nous attendaient ; il fallait que nous aidions à l épluchage. La tante nous parla de nos pères qui allaient repartir le soir même pour le front ; la guerre est ainsi faite ; ils avaient eu juste la journée pour dire au revoir à la famille.

Te souviens-tu Milady de la tête que nous avons fait à ce moment-là ? ;je crois même que je t’ai vu essuyer une larme et que tu m’as passé ton mouchoir. Tante Marie nous demanda de ne pas en parler mais surtout de leur montrer un visage souriant, ne pas leur faire voir que vous êtes tristes….

-« Ce n’est rien les filles, justes les oignons que j’épluche. Allez ! allez ! faites-moi des épluchures plus fines… ! » Elle lava les pommes de terre et enleva encore quelques yeux que nous n’avions pas osés creuser. Puis elle les découpa et les disposa au fond de la terrine . Elle rajouta les oignons émincés et la viande. Puis elle remis le reste de pommes de terre et d’oignons et referma la terrine à l’aide de son couvercle. Elle fabriqua rapidement une pâte avec de la farine et de l’eau pour la calfeutrer .Et elle l’enfourna…



Je vis arriver ma mère vers dix heures et quart, sur le chemin qui conduisait à la ferme de l’oncle Théophile ; elle portait sa longue jupe rouge et son corset noir des jours de fête, enfilé sur son chemisier blanc.
Elle était coiffée d’un large chapeau de paille, la protégeant du soleil lors des travaux des champs ;elle était belle notre Maman, son teint halé par le soleil faisait ressortir ses longues nattes épaisses et blondes.

Nous avons couru dans ses jambes, t’en souviens tu Milady ? et te souviens tu comment elle nous a accueillies. Nous avons ri lorsqu’elle nous a fait tourner chacune à notre tour, en nous tenant fermement par les mains ; nous le faisions souvent et cela nous a rapproché d’elle un peu plus. Puis ce fut l’interminable série de bises que nous avons échangées. Et nous avons prie le chemin de la ferme de l’oncle en chantant notre petite comptine et nous avons regardé maman l’air surpris, étonnée même lorsque nous l’avons entendue reprendre avec nous les paroles… »Une poule sur un mur … qui picotait du pain dur … picoti picota …lève la queue …et puis s’en va… »

A cet instant, quelle ne fut pas notre surprise de voir Fraïhaït atterrir près de nous et se joindre à la comptine…Elle se mit derrière nous et se mit à scander de ses pattes l’air de la chansonnette. C’était incroyable ce qu’elle pouvait être joueuse.

Notre mère poussa la porte de la maison de sa sœur et enleva son chapeau de paille ;puis elle baissa la tête pour entrer dans la Stub ; il faut dire qu’elle était grande et élancée et que la porte était basse. Un bon fumet de viande et de légumes se dégageait dans la grande salle et promettait un excellent repas comme nous aimions en faire entre nous. Les deux sœurs se serrèrent dans les bras et s’embrassèrent.

Elles se serrèrent dans les bras avec un peu plus de pression que d’habitude, mais nous ne le comprendrions que bien plus tard… Elles s’occupèrent du repas et nous envoyèrent toutes les trois à la rencontre de notre père qui ne devait pas tarder au dire de maman. Il finissait de nettoyer l’étable et il venait…

Nous sommes donc sorties et nous avons pris le chemin de la chapelle du Schweinsbach. Bien sûr nous n’avons pas été surpris de voir notre cigogne se joindre à nous , utilisant la voie des airs. Et nous avons avancé sur le petit chemin qui partait en direction du petit bois. Mais ce jour là nous avons ressenti l’inquiétude de nos mères



A cet instant, nous vîmes trois cavaliers, des soldats, reconnaissables à leur longue lance. Ils avançaient au petit trot, dans notre direction, traversant un champ de pommes de terre fraîchement récoltées. Leur longue capote leur petit kolback en fourrure noire d’ours, il s'agissait de uhlans prussiens.

Ils s’approchèrent de nous et allaient nous parler lorsque notre père sortant du bois les interpella.


C’était trois hussards qui avaient fière allure ! Il s’avança vers eux de façon à faire écran entre eux et nous. Et nous l’entendîmes s’adresser à eux dans son parler alsacien de la vallée de Munster. Il apprit que l’ordre de retour dans les casernes serait donné dans la soirée et qu’il lui faudrait rejoindre Colmar le lendemain…C’était donc sa dernière soirée avec nous et ça nous venions de le comprendre. Il apprit que les Français s’avançaient en Alsace , que Mulhouse allait être prise, que les cols vosgiens tombaient les uns après les autres et que le haut commandement du général von Heeringen souhaitait une contre offensive. La guerre était encore plus proche de jour en jour…

Il nous a rejoint et il nous a donné la main, l’une à droite et l’autre à gauche…et nous avons cheminé en silence. On entendait nos pas, le bruit de nos sabots sur les pierres du chemin. Notre oncle nous rejoint et les deux frères se mirent à discuter de la situation. Il leur fallait prévoir cette absence et transmettre à leur épouse la force de tenir les fermes. Mais on pouvait lire bien chez ces deux hommes une peine immense.



En poussant la porte de la ferme nos mères comprirent de suite que quelque chose de grave était en train de se produire. Chacune s’approcha de son mari et le serra dans leur bras. Nous sentions bien qu’un drame allait de nouer. Nous avons pleuré nous aussi dans les jambes de nos parents, t’en souviens tu Milady ?


Te souviens tu aussi de la tristesse de ce repas…

Et pourtant le Baeckeofe de tante Marie était délicieux ; il avait mijoté toute la matinée, à feu doux. Et nos larmes tombaient en silence dans nos assiettes ce midi-là. Odile s’était jointe au concert des pleureuses et notre père nous gronda :
« Dites les filles c’est pas bientôt fini vos cris ;on n’est pas parti longtemps, ne faites pas vos sottes…Finissez votre assiette et allez jouer ;et laissez- nous !,nous avons des choses à nous dire… »

Il sortit la montre de son gousset, une montre en argent, une montre que son père lui avait offerte le jour de sa majorité. Son regard s’attarda un instant sur le boîtier qu’il venait d’ouvrir et dont le couvercle contenait une petite photographie représentant notre mère. Il la referma, faisant entendre un petit bruit sec.

Nous étions reparties dans le village aux abords de la scierie Brauer ; nous aimions entendre le chant des longs rubans d’acier mordre dans le bois et voir voler la sciure autour de la machine. Mais aujourd’hui les scies étaient silencieusement muselées, personne n’étaient là pour les conduire. Nous avons longé la Fecht un moment ramassant sur le bords du chemin des fleurs sauvages.

Te souviens –tu Milady ?cette après midi là tu nous as appris à faire des couronnes de fleurs.Mais le cœur n’y était pas nos pères allaient nous quitter et nous commencions à réaliser ce qui allait se passer car les mots qui jusque là nous avaient épargnés étaient parvenus à nos oreilles…Nous venions de rencontrer les fils du sabotier qui nous dirent la même chose de leur père. Les soldats subissaient une intense mobilisation. Les premiers jours de guerre semblaient loin et si l’Alsace les premiers jours avait été oubliée il n’en était pas de même depuis que les généraux français avait lancé le plan 17 visant à la reconquête des provinces perdues en 1870.


Les armées françaises semblaient ne rencontrer aucune résistance dans cette région ; il faut dire que le gros des troupes allemandes étaient massées sur la Belgique et que le quinzième corps était dans la proximité de Strasbourg-Saverne. Les pantalons rouges prenaient les différents cols des Vosges pour pouvoir ensuite fondre sur la plaine alsacienne en direction de Mulhouse et de Colmar.

Fraïhaït nous accompagnait une fois encore et survolait notre groupe ou venait se poser près de nous cherchant la caresse d’encouragement qui lui manquait. Elle aimait venir poser sa tête dans la main d’Odile qui restait et de loin sa préférée…

Nous n’avions pas le cœur à rire ni le cœur à chanter…Nous étions en pleine conversation avec deux autres filles du villages qui venaient d’arriver et dont les pères avaient déjà rejoint Colmar. La discussion était animée malgré notre âge ; nous ne savions pas grand chose les uns les autres et nous tremblions pour nos pères et pour tous les hommes de la famille…la guerre de 70 était encore dans la mémoire des anciens et ils aimaient nous la raconter en détail. C’était pour eux la perte de notre attachement à la France.

L’après midi s’avançait ; il était bientôt quatre heures ; et tu t’es rendue compte qu’Odile n’était plus là Nous l’avons cherché autour de la scierie puis dedans mais sans succès…alors nous avons élargi nos recherches et ce n’est qu’un peu plus tard que nous avons pensé au moulin à huile…La cigogne était là devant la porte. Elle était bien là assise par terre, le dos contre le mur, la tête dans les mains et elle pleurait… Nous savions bien pourquoi…nous ne le savions que trop ; Et là Milady te souviens tu l’idée géniale que tu as eu pour lui faire retrouver le sourire ?

« - Viens cousine, nous allons rentrer chez nous et nous allons fabriquer des bredele pour nos pères ; ils seront contents de les manger en pensant à nous ; ils nous croient dehors à jouer, ce sera une surprise !!! » Et là nous avons retrouvé sur les lèvres d’Odile son si joli sourire…

Elle sécha ses larmes et ravala ses sanglots et te demanda :
-« Tu me laisseras vraiment en faire ?


- La seule chose que tu n’auras pas à faire, c’est la pâte…nous en avons préparé avec ta cousine hier au soir…Elle fit une légère moue …mais tu lui expliqua qu’il fallait que la pâte repose pour que les bredele soit bons !Nous en ferons d’autres qui ne demande pas d’attente et tu pourras tout faire ..


- Mais parce que Maman me laisse bien l’aider mais je n’en ai jamais fait toute seule… »
- Et bien aujourd’hui, ça va changer !… tu vas voir !
- Fraïhaït pourra venir ?
- Oui jusqu’à la maison… »
Nous partîmes en direction de notre ferme, toute proche de là.

Odile, tu vas déjà enfourner les gâteaux qui sont sur ces plaques…Pendant ce temps je vais récupérer la farine le sucre et la cannelle et la poudre d’amandes…Nous allons faire des Schwoebredele.
Ton père et le notre en raffolent. Ils apprécient ce goût de cannelle…

Pendant ce temps là où tu t’occupais de lui faire mettre les gâteaux à cuire, je partis vers le poulailler faire la récolte d’œufs. Puis je revins avec les ingrédients nécessaire à la fabrication des Schwoebredele.

Sur la grande table en bois de la cuisine, te souviens tu Milady comment nous avons permis à Odile de fabriquer ces délicieux gâteaux ? Tu as commencé par étaler une poignée de farine sur la table, la saupoudrant en secouant ta main. Puis tu as demandé à la cousine de vider un kilo de farine sur la table en faisant un puits. Vous y avez rajouté la levure et le sucre pendant que je faisais fondre le beurre. Elle a rajouté la cannelle l’amande en poudre et toi tu as cassé les œufs . Tu lui as laissé le soin de mélanger et aussi lorsque la pâte a eu la consistance voulue , elle a étalée la pâte au rouleau.

Puis je suis allée chercher les formes dans le tiroir de la table de la cuisine et nous avons commencé à découper des étoiles, des cœurs, des oiseaux ou des pétales de fleur…

Nous venions de finir la cuisson des bredele, il ne nous restait plus qu’à finir celle des Schwoebredele. Nous allions les disposer sur une grande plaque en tôle et les placer dans le four. La joie était revenue sur le visage d’Odile. Nous allions placer ces gâteaux dans

des boites métalliques et répartir pour chacun de nos pères ces gâteries qui leur rappelleraient à la fois le village et leurs filles.

Cela ne nous avait guère pris de temps et pourtant il était presque six heures lorsque nous nous sommes rapprochées de la ferme de l’oncle. Fraïhait était encore à nous suivre tantôt dans les airs, tantôt suivant Odile au sol, la devançant parfois pour la voir arriver. En passant devant les ruines, elle martela le sol de ses pattes ce qui nous fit chanter malgré nous la comptine…Nous nous sommes alors regardées et nous avons éclaté de rire. Et pourtant au fond de nous, nous n’en n’avions aucune envie… Nous venions de remarquer la complicité que cette cigogne avait créé entre nous.

Lorsque nous avons poussé la porte de la maison nous sommes entrées pour voir les deux frères attablés et leurs femmes derrière eux, l’une le tenant par le cou et l’autre lui caressant ses cheveux. Etrange scène…T’en souviens-tu Milady ? Et la conversation nous a fait frémir. Cela faisait la deuxième fois que nous entendions mon oncle et mon père aborder le sujet.

Oncle Théophile pensait que l’armée allemande était bien supérieure et en nombre et en armes et que cette guerre serait vite gagnée. Ce à quoi notre père répliquait que les troupes françaises étaient tout aussi nombreuses et très bien équipée et que la victoire serait de leur côté à n’en point douter…
-« Edouard, je le sens bien, tu vas faire une bêtise !!! Tu sais bien que si tu désertes pour t’engager dans l’armée française nous risquons de nous retrouver face à face…et que se passera-t-il alors ?
-Tu ne crois tout de même pas que je vais te tirer dessus ?
-Ecoute, nous en avons déjà parlé…tu ne peux pas nous faire ça…tu risques ta peau ! et comment sera considérée la famille ???
-Mais regarde donc en face !!! Les Français sont sur toutes les hauteurs des Vosges et vont fondre sur la plaine d’ici peu. Nos troupes ne résistent pas dans le Sundgau…Il serait facile de changer de camp, puisque c’est le nôtre !
-Tu vas écouter ton frère ?il est de bon conseil me semble-t-il !Je sais bien ce que tu penses de l’armée du Kaiser, de cette annexion et du reste… mais tu dois être raisonnable. Votre armée n’est pas directement au contact des troupes françaises, ne va pas tenter le diable et chercher la bagarre…
-Elle ne tardera pas à l’être !Les Allemands attaquent du côté de la Belgique puisque toutes les forces sont massées de ce côté ;mais, les troupes françaises attaquent côté Vosges et Alsace et il faudra bien que nous soyons engagés à un moment ou à un autre…Les troupes commandées par le prince Rupprecht de Bavière devront tôt ou tard redescendre vers Belfort et repousser cette attaque.


Nous nous étions approchées de la table, t’en souviens- tu Milady ?Et nous nous étions serrées l’une contre l’autre et Odile aussi s’était rapprochée de nous…Nous nous étions pris par la main et nous les tenions serrées pour faire passer comme un courant électrique.
-Ecoutez personne n’en saura rien ! Lorsque je partirai on ne pourra rien affirmer, ni rien dire… dit notre père. Il règne une telle pagaille pendant ces temps de guerre que nul ne s’apercevra si j’ai déserté ou si je suis mort…
-Ne parle pas comme ça Edouard, ça porte malheur. Et puis avec vos histoires vous allez effrayer les petites… Se retournant vers Marie elle rajouta, clignant de l’œil : « *An einem ohr hört er nix un am andere esch er daub ! »

* d'une oreille il n'entend rien, et il est sourd de l'autre .


Mais nous n’étions pas dupes ! J’étais la plus jeune des trois et pourtant j’avais tout compris… Notre père projetait de quitter l’uniforme allemand …Nous connaissions parfaitement ses idées et nous savions ce qu’il pensait non pas du peuple allemand mais de cette aristocratie prussienne qui régnait dans tous les secteurs. Elle avait établi des rapports de servitudes…ils se conduisaient comme les seigneurs au Moyen Age.

Il nous chantait souvent une chanson qu’il avait apprise lorsqu’il était jeune et à l’école et chaque fois que ses rapports avec l’empire allemand étaient tendus, il sifflotait cet air…Il regarda notre mère Reinilde et lui chanta quelques paroles de cette chanson :
« … C'est l'heure où l'on apprend à lire
Tous les enfants taisent leurs voix
Car le vieux maître vient de dire
Parlant la langue d'autrefois
La patrouille allemande passe
Baissez la voix mes chers petits
Parler français n'est plus permis
Aux petits enfants de l'Alsace

Le maître en parlant de la France
Avait des larmes dans les yeux
Sa voix enseignait l'espérance
Aux orphelins silencieux
Il leur disait : Dans vos prières
Le soir quand vous joindrez les mains
Parlez la langue de vos pères
Qui sont tombés sur nos chemins… »

Nous avons fait quelques bredalas pour que vous puissez en emporter !…as-tu dis…comme ça vous penserez à nous. !Et tu déposas sur la table les gâteaux que nous avions mis dans des boites métalliques.

La nuit commençait à tomber lorsque nous prîmes le souper ensemble et nous devions nous souvenir de ce repas. Oncle Théophile décida de rallumer le Kachelofe de la Stub.
Tante Marie avait mis sur la table un topf de soupe. Les légumes coupés gros et le petit morceau de lard qui amenait dans la pièce une parfum si particulier…cette soupe fumante répartie dans nos assiettes et toute cette grande famille en train de déguster ce breuvage divin. Ce bouillon parfumé qui allait nous réchauffer. Et là je revois ces visages graves de nos parents, silencieux, notre père et notre oncle s’essuyant de temps à autre leur moustache d’un revers de manche…Te souviens tu Milady de ce silence pesant autour de la tablée ? Je revois que les visages, les expressions contenues au fond des yeux de chacun de nous et ces visages allaient rester gravés dans ma mémoire.
Nous ne sortirions pas intacts de ces instants tragiques, cette guerre nous le sentions bien. Et inconsciemment je me devais de graver dans ma mémoire les moindres gestes, les moindres faits de cette soirée. Des gestes simples…comme celui de notre père découpant dans la miche de pain noir, des tranches pour les enfants, avec son couteau…ou notre oncle ramassant les miettes de pain sur la table …ou Odile plissant ses yeux malicieux. C’était un geste nouveau pour elle…Lorsqu’elle était inquiète, elle plissait ses yeux et craquetait avec sa bouche, comme pour appeler Fraïhaït, laquelle venait immanquablement et refaisait comme la cousine.
Nous avons encore ,le repas terminé, écouté les histoires de la vallée que savait si bien raconter l’oncle Théophile…des contes qui parlaient des nains du Glitzerstein et du Silberwald…parfois dans l’action, lorsqu’il élevait la voix ou lorsqu’il effectuait de grands gestes nous nous serrions de notre Maman, toi d’un côté et moi de l’autre. Et les flammes de la cheminée étiraient les ombres, faisant naître des personnages encore plus effrayants. L’ambiance était pourtant feutrée ; ce soir là nous sommes séparés avec encore plus de difficulté…Il fallait pourtant que nous rentrions dans notre maison, même si la maison de l’oncle aurait pu nous accueillir tous. Mais Papa voulait absolument passer cette nuit là dans sa maison. Des embrassades à n’en plus finir. Il fut juste convenu que les deux frères feraient route ensemble jusqu’à Colmar.
Le chemin qui nous ramenait à la maison était éclairée par une lune généreuse. On y voyait comme en plein jour ou presque ;les étoiles s’étaient données rendez-vous ce soir là pour saluer le départ de notre valeureux père. Nous marchions tous les quatre de front, nous tenant serrés par la taille…et une fois encore notre père nous chanta le couplet de cette chanson

« Le maître en parlant de la France
Avait des larmes dans les yeux
Sa voix enseignait l'espérance
Aux orphelins silencieux
Il leur disait : Dans vos prières
Le soir quand vous joindrez les mains
Parlez la langue de vos pères
Qui sont tombés sur nos chemins… »
Elle était lourde de sens cette chanson, je ne le sus que bien plus tard, et il m’arrive encore aujourd’hui de la rechanter en pensant à lui. Et ce soir là nous avons repris cet air dans la nuit.

En arrivant à la maison, nous sommes montées nous coucher, nous serrant l’une contre l’autre dans ton lit car cette nuit là je n’ai pas voulu dormir seule…t’en souviens-tu Milady ? Je pense qu’ inconsciemment je devais savoir ce qui se passerait le lendemain.
Car le lendemain, lorsque le petit jour a pointé, nous sous sommes précipitées dans la chambre de nos parents pour y découvrir une pièce vide... pas de parents. La fenêtre était grande ouverte pour lui permettre de s’aérer. Le lit avait déjà été refait et le dessus de lit était bien tiré. Un bouquet de fleurs séchées était disposé sur une petite table ronde. Mais notre papa n’était pas là. Et dans nos yeux on aurait pu lire une grande déception. Nous avons dévalé les escaliers en bois, faisant craquer le marches pour entrer dans la cuisine où notre mère faisait cuire un grand faitout de lait. Elle avait donc déjà fait la traite et elle nous proposa un verre de petit lait pour commencer. Puis elle prit deux grands bols, tu sais ceux en grès avec les grandes fleurs celui aux motifs oranges pour toi et celui aux motifs bleus pour moi.
Elle nous raconta que l’oncle Théophile était passé vers quatre heures du matin ,accompagné de notre tante alors qu’il faisait encore nuit et que les deux frères avaient pris un déjeuner ensemble. Puis ils étaient partis sur la route qui mène à Colmar. Elle avait préparé une musette avec de la charcuterie,des fromages, nos bredalas, du pain et d’autres victuailles . Ils avaient remis leurs uniformes et d’un bon pas ils avaient franchi la distance qui mène au bout du village en se retournant pour saluer leurs épouses. Puis ils avaient envoyé un baiser et avaient disparu à la vue de leur femme.
Nous écoutions maman nous raconter ce départ Et nous lui avons demandé de nous le raconter encore et encore jusqu’à ce qu’elle nous gronde et nous demande de nous dépêcher de déjeuner et d’aller nous habiller. Sans papa, elle allait avoir besoin de nous. Le travail à la marcairie devait continuer et nous devions apporter notre aide. Nous le savions et nous allions faire tout ce qu’il fallait pour que notre père soit fier de ses filles.


Ce matin- là nous entendirent tonner le canon dans le lointain, en direction du col de la Schlucht. Nous étions très inquiète d’abord car si nous avions entendu parler de la puissance de feu des canons allemands nous avions entendu nos parents parler de la bonne préparation de l’armée française. Ce n’était pas pour nous apaiser mais tu nous rassuras un peu surtout lorsque tu nous fit remarquer que l’oncle et Papa était partis dans la direction opposée. Aussi nous reprîmes le travail que nous avait assigné Maman. Il fallait que nous retournions les fromages délicatement.
Pendant ce temps là, Théophile et Papa cheminaient en direction de Colmar, afin de rejoindre leur casernement. Sur la route , ils rencontrèrent d’autres pays qui se dirigeaient vers le même endroit. Ils avançaient sans parler ou alors à voix basse et quelque part le port du feldgrau les dérangeait tous. Ils avaient tant rêvé à la France et aujourd’hui ils rejoignaient leurs unités basées sur Colmar, sans doute pour combattre leurs frères français. Ils souhaitaient tous ne pas avoir à affronter les pantalons rouges.
Plus ils se rapprochaient de la ville et plus leur groupe grossissait. Une certaine agitation animait la ville. Les gens semblaient pressés, allaient et venaient…
Les nouvelles du front laissait apparaître que les troupes françaises se rapprochaient de Colmar. Elles avaient pris Mulhouse et tenaient fermement les cols des Vosges.
Le long du quai de la poissonnerie, les deux frères se séparèrent en se donnant une accolade. Mon oncle Edouard regarda partir son frère, le cœur serré.

Des soldats, musettes à l’épaule, sillonnaient les rues, pressant le pas pour rejoindre leurs casernements.; Il faut dire que plus de quatre mille hommes composaient la garnison de la ville. Certaines unités comme celle de Papa ou les uhlans prussiens utilisaient des chevaux, et toute cette masse s’agitait. Il faut dire que l’on attendait les ordres pour le début de la matinée.
Papa passa alors devant le poste de garde et remit ses papiers militaires.
Puis il rejoignit l’escadron auquel il était affecté. Le temps de se mettre en tenue et il se retrouva dans les écuries pour aller panser les chevaux.

Un clairon lança une sonnerie au rassemblement. Sortant en courant, des écuries, des bâtiments, dévalant les escaliers, les hommes venaient se ranger sur l’immense place d’armées, par escadron. Papa faisait partie du second . Des bruits couraient sur la nomination d’un nouvel officier à la tête de son régiment, le Lieutenant-colonel Freiherr von Oberbeck que l’on attendait d’un jour à l’autre. Mais moins drôle, on annonçait le départ de la quatre-vingt cinquième brigade d’infanterie pour descendre au sud de la plaine d’Alsace, vers Mulhouse où des troupes se massaient et commençaient à se diriger vers Mulhouse. On leur donnait à peine une heure pour récupérer leur tenue de campagne, armes et munitions et harnachement du cheval.

Puis comme à l’exercice, escadron après escadron, bannières et drapeaux flottant au vent, quatre par quatre, ils prirent la route de Mulhouse, sous les acclamations des habitants venus souhaiter le départ de leurs hommes…

Pendant ce temps là l’oncle Théophile rejoignait sa caserne. Lui aussi fut de suite pris en main par un Vize-Wachtmeister(maréchal des logis chef) dès son arrivée.


Ce matin- là Odile et sa tante nous firent une courte visite. Pendant que nos mères discutaient dans la stube, nous étions dehors à regretter déjà l’absence de nos pères. Trop petites encore pour comprendre le mot guerre nous savions juste qu’ils ne seraient pas là d’un grand moment, même si tous les gens du village disaient qu’elle seraient rapide. Nous savions aussi par l’étude de l’histoire à l’école que pendant les guerres des gens meurent… cela ne faisait qu’attiser notre peine.

Fraïhaït nous regardait fixement depuis le début de notre conversation. A un moment, elle vint poser son long bec sur la main de la cousine. Le regard d’Odile s’éclaira, comme si elles se comprenaient. Elle courut alors rejoindre nos mères dans la ferme. Quelques instants après, elle revint avec un petit bout de papier replié et un morceau de laine. Elle fixa le tout à la patte de la cigogne et celle ci s’envola.

Stupéfaites, nous la regardions sans comprendre, t’en souviens-tu Milady ? Elle nous calma et nous expliqua…

- « Vous vous souvenez le jour où papa lui a enlevé le morceau de bois de sa patte ? Eh bien depuis ce jour papa et elle s’entendent à merveille. Et tous les jours, lorsque papa partait de la ferme pour aller dans un champ ou dans les bois, je faisais porter de petits messages à Fraïhaït. Et chaque fois , il me répondait. Donc elle arrivait toujours à savoir où il était. Colmar est loin et je ne sais pas si ça va marcher mais je viens


- « Tu l’as donc entraîné à rejoindre l’oncle Théophile là où il se trouve ?
- Et chaque fois elle le trouvait ?
- Oui mes cousines, chaque fois et j’espère que là encore elle le trouvera…
- Mais Colmar est loin !
- Elle va le chercher et elle le trouvera j’en suis sûre !

Et toi, Milady te souviens tu comment tu nous as rappelé à notre devoir…

- « Nous devrions retourner voir nos mamans… »
Nous rentrâmes dans la salle commune ou les deux sœurs buvaient un café dans un bol et discutaient de la répartition des tâches. On nous appris que nous allions, le temps que durerait cette guerre, vivre à la marcairie de l’oncle. On nous affecta une chambre proche de celle d’Odile. Il nous faudrait aller chercher nos affaires et nous installer. Puis on attendait de nous que nous ramenions nos vaches dans l’étable de la ferme de Théophile.

A nous les filles, revenait le soin, chaque jour, de mener le troupeau dans les prés, une fois que nos mamans aurait fait la traite du matin. Puis à nous cinq nous nous chargerions de nettoyer l’étable…Ensuite il nous était demandé de nous occuper du ménage de nos chambres et celle de la salle à manger. Il fallait également prévoir d’agrandir le jardin potager… et nous allions être embauchées pour les arrosages et le désherbage ; de quoi occuper notre été. On se demandait quand même avec tous ces grondements lointains ce qu’il allait advenir de notre beau pays.

La caserne de l’oncle Théophile était située au Nord dans la ville. Le sous-officier qui venait de l’accueillir traversait la place qui conduisait aux baraquements de la compagnie où notre oncle venait d’être affecté. Soudain des cris amusés et curieux se firent entendre dans leur dos. En se retournant ils virent des groupes de soldats, le doigt pointé vers le ciel. Le soleil était encore ras et de l’endroit où il se trouvait Théo ne pouvait pas voir encore ce qui se passait.

Soudain, il la vit. Elle préparait un atterrissage, comme il lui en avait vu faire souvent ses dernier temps ; atterrissage court, les ailes battant vigoureusement. Elle vint se poser à côté de lui sous les hourras des militaires présents. Il n’est pas banal de voir un oiseau réputé sauvage venir poser son bec dans la main d’un humain et attendre ses caresses. C’est pourtant ce qu’elle fit. L’oncle remarqua le morceau de laine à sa patte et prit le message. Puis il lui donna une croûte de pain sortie de sa besace. Un sourire lui vint aux lèvres, en lisant le mot. Pendant que les hommes s’attroupaient autour d’eux, il sortit le crayon de sa vareuse et répondit dans la même langue : « moi aussi je t’aime ; prends grand soin de ta maman. papa » Il attacha le message et Fraïhaït battit à nouveau des ailes pour s’en retourner.


Alors que nous finissions de nettoyer l’étable, nous eûmes la surprise de voir arriver Fraïhaït, un nouveau message à la patte. Après l’avoir lu, Odile nous offrit son plus joli sourire. Ainsi donc la petite cigogne allait pouvoir jouer le rôle de facteur entre la ferme et l’oncle…Bien sûr nous n’aurions pas de nouvelles de papa, puisque n’étant pas du même régiment.
Notre tante n’en croyait pas ses yeux et elle qui n’était pas d’accord au début qu’Odile
s ‘occupât de la cigogne, dût se rendre à l’évidence. Elle allait pouvoir échanger avec son mari.

Ce matin du 8 août pourtant tout se précipita sur Colmar. A peine la cigogne envolée que les troupes du 171ème régiment d’infanterie reçut son ordre de marche :Mulhouse, ainsi que tout le quinzième corps d’armée du général Von Heeringen, c’est à dire papa aussi.

La suite de cette histoire nous a été contée par nos père bien sûr mais aussi par d’autres personnes témoins des évènements qui suivirent. Une marche le long des vignes chargées de raisin, en plein soleil du lois d’août n’a rien de bien intéressant pour qui comme Théophile marchait avec un équipement de campagne et un fusil. Papa lui plus chanceux allait à cheval. Le quatorzième dragons reçut l’ordre de se déporter vers Cernay, en passant au-dessus des marais, afin de contenir les troupes françaises venant de Thann. Le reste de la quatre-vingt deuxième brigade avait pour mission de venir en aide aux régiments basés sur Mulhouse mais aussi se positionner dans la forêt de la Hart en attendant le quatorzième corps d’armée.

Au début de l’après-midi, les combats se précisent dans les faubourgs de la ville et venant des hauteur papa aperçoit les premiers pantalons rouges qui s’infiltrent dans Cernay. Pour lui, nous le savons, il cherche l’occasion favorable qui le conduira dans l’autre camp. Quelques escarmouches, quelques galop sabre au clair face à des fantassins mais rien de bien glorieux. On dirait que le commandement allemand ne cherche pas l’affrontement et se contente de réagir au coup par coup…

Le soir venait de tomber sur cette première journée de séparation. Dieu qu’elle fut longue ! Rester là sans eux, sans les voir faire leurs gestes habituels, sans pouvoir voir leur dos bronzés dans les prés à finir de rentrer le regain, sans entendre leurs chants ….

Cette première soirée fut triste à la ferme. Il nous manquait deux âmes qui donnaient habituellement vie par leur voix grave et douce mais aussi par leurs rires. Il nous manquaient leurs mains qui souvent savaient nous attraper pour nous faire sauter sur leurs genoux, t’en souviens tu Milady ? La soupe que tu n’aimais guère fut bien vite avalée et nous nous retrouvâmes à discuter assise par terre à essayer de lire.

Marie et Reinilde discutaient à voix basses. Et nous ne percevions de leur discussion que quelques bribes. Ce fut d’abord la répartition des charges du lendemain. Le travail du munster demande beaucoup d’application.. Il fallait finir les travaux dans les prés, réparer des barrières qui menaçaient de tomber et aller chercher du bois mort dans nos bois en prévision de l’hiver. Et puis le lendemain tombait un dimanche…Il faudrait aller à la messe et faire bonne figure. Cela leur donnerait l’occasion de voir aussi les autres femmes dont les maris avaient été appelés et glaner ça ou là les dernières nouvelles du front. La ferme était bien loin du village et il fallait aller les chercher les nouvelles..

Puis Marie se mit à préparer une lettre pour Théophile. Lui qui avait l’habitude lui donnerait encore quelques conseils pour le travail de marcaire et puis elle avait tant de choses personnelles à lui dire.

La veillée fut brève pour nous et nous montâmes dans nos chambres à essayer de trouver le sommeil…


Je suis loin d'être remise, une semaine à toucher le fond et à boire le bouillon, je vais essayer de surnager;mes bas sont encore bien bas et qui me connais un peu saura vous le dire...mais en attendant je vous remets l'intégrale de cette histoire jusqu'au moment où je m'étais arrêtée.Que votre nuit soit douce

Aucun commentaire: